Republication du 8 avril 2019

En 2015, les taxis s’opposaient violemment aux VTC, Uber en tête. En 2019, ce ne sont pas les piétons qui sont à la pointe de la fronde contre les trottinettes électriques mais les municipalités. Pas question de bloquer le périphérique parisien ou de mettre le feu à ces “engins de déplacement électrique”, comme l’administration les appelle, un arsenal réglementaire devrait suffire à apaiser les uns en contraignant les autres.

Plutôt bien accueillies lorsqu’elles ont commencé à essaimer dans Paris, à l’été 2018, les trottinettes électriques en free floating, c’est-à-dire sans point de dépôt ou de retrait fixe, ont rapidement proliféré dans la capitale puis dans d’autres métropoles à la manière de nuisibles. Pas moins d'une dizaine d'opérateurs se partagent aujourd’hui le marché français, le submergeant de dizaines de milliers d’engins. Signe particulier : aucun des poids lourds n’est français. Et tout comme celle des startups appâtées par le marché de la micro-mobilité, la liste des griefs à l’encontre des trottinettes ne cesse de s’allonger.

L’urbanisme à l’épreuve du free floating

Lundi 1er avril, Wynd a déployé plusieurs dizaines de trottinettes électriques à Nantes. Poisson or not poisson, telle n’a pas été la question : la ville n’a pas mordu à l’hameçon. Elle a demandé à la société-mère de la marque de retirer au plus vite ses trottinettes. Autre offensive, cette fois du côté de Paris : la municipalité procède à l’enlèvement des engins mal garés qui gênent les piétons. Direction la déchetterie pour ces encombrants d’un nouveau genre. Que nos lecteurs écolos se rassurent, les opérateurs peuvent récupérer leur bien… moyennant une amende de 35 euros.

Submergées par les trottinettes - les opérateurs ne donnent pas de chiffre précis quant aux nombre d’engins déployés mais ils sont estimés à 15 000 dans la capitale-, les municipalités peuvent compter sur leurs administrés pour partager leur exaspération. Ils sont de plus en plus nombreux à s’élever contre le danger que peuvent représenter les engins mal garés, notamment pour les publics les plus fragiles (malvoyants ou aveugles, personnes handicapées, personnes âgées, parents avec une poussette…).

En quelques mois, la solution miracle de micro-mobilité mobilité est donc devenue un problème d’urbanisme. Et les villes ne comptent pas laisser les opérateurs en roue libre. La mairie de Paris a ainsi réfléchi en urgence à plusieurs mesures, entérinées début avril. Parmi celles-ci, la création de zones délimitées de stationnement dédié aux trottinettes. Problème : avec un peu moins de 3000 places créées d’ici la fin de l’année, l’offre sera clairement insuffisante pour accueillir l’ensemble des engins du marché. La grogne à l’encontre des deux-roues risque donc de perdurer encore un moment.

Les vandales, bêtes noires des opérateurs de mobilité

Attention toutefois à ne pas diaboliser outre mesure les entreprises de mobilité. En effet, qui de l’opérateur, qui met les trottinettes à disposition, ou de l’utilisateur, qui les laisse traîner n’importe où et n’importe comment, est responsable ? Les marques sont elles-mêmes victimes des dérives de certains utilisateurs peu scrupuleux. La newsletter américaine Oversharing, spécialisée dans l’économie collaborative, a calculé que la durée de vie moyenne d’une trottinette aux États-Unis était de 28 jours, alors que son seuil de rentabilité est fixé à 114 jours.

Le directeur France de Gobee.Bike, marque de vélos en libre-service qui s’est retirée de la capitale en février 2018, pointait à l’époque du doigt le manque de civisme dont font preuve les Européens. “C'est la totalité de notre flotte qui a été endommagée à Paris, révélait Stanislas Jallot dans une interview à nos confrères de La Tribune. Les pouvoirs publics doivent davantage sensibiliser les populations au respect de l'espace public et du bien commun, et davantage sanctionner en cas de dérives.

Cette incivilité ne s’exprime pas que par des dégradations. Comme pour les vélos en libre-service, certaines trottinettes sont “privatisées” par des utilisateurs qui les conservent dans des cours intérieures ou des halls d’immeuble. Et les rendent ainsi inaccessibles à d’autres utilisateurs, grippant la mécanique du free floating : les opérateurs voient leur parc se réduire et sont contraints de déployer beaucoup plus d’engins que nécessaire pour garantir la continuité et la qualité du service. Engendrant d’autant plus de nuisances dans l’espace public...

Un engouement pour un engin… interdit de circulation

Le casse-tête est d’autant plus insoluble pour les municipalités et d’autant plus insurmontable pour les opérateurs de mobilité que la trottinette électrique est - en théorie - interdite de circulation. Le site ServicePublic.fr rappelle ainsi que “les engins de déplacements électriques (hoverboard, gyropodes, monoroue, trottinette électrique) sont interdits sur les voiries publiques (trottoirs et voies de circulation)”. En effet, pourvues d’un moteur, les trottinettes ne peuvent être assimilées à des piétons et donc circuler sur les trottoirs. Mais, ne nécessitant pas d’homologation et n’étant donc pas pourvue d’une plaque d’immatriculation, elles ne sont pas non plus admises sur la chaussée. Les trottinettes sont donc tolérées. La code de la route devrait prochainement être modifié pour statuer plus clairement sur la question et permettre ainsi aux utilisateurs de trottinettes électriques de rouler sur les pistes cyclables.

En attendant, les opérateurs de mobilité sont soumis à la bonne volonté des autorités et des maires, qui ont la possibilité d’interdire sur le territoire de leur commune les fameux “engins à roulettes”, précise encore le site du service public. Une incertitude réglementaire qui pèse autant sur les autorités publiques - contraintes à un dilemme de l’extrême entre subir les dérives ou se borner à appliquer l’interdiction pure et simple d’un engin dont les utilisateurs sont pourtant de plus en plus nombreux - que sur les entreprises. A Paris, un terrain d’entente pourrait être trouvé grâce à la signature par les opérateurs d’une charte de bonne conduite, comme cela a déjà été le cas pour les vélos en free floating ou les scooters en libre service.

Le challenge est de taille pour les municipalités, les trottinettes n’étant que la partie émergée de l’iceberg. Surfant sur le succès des hoverboards et autres trottinettes électriques, les constructeurs planchent déjà sur la nouvelle “révolution” en matière de micro-mobilité. Les draisiennes électriques devraient ainsi bientôt donner quelques sueurs froides supplémentaires aux autorités.

De la tolérance à l’ultra régulation ?

Déjà envahies par les trottinettes, les municipalités s’activent pour réguler le marché et aborder plus sereinement l’arrivée d’une nouvelle vague d’engins de déplacement électrique. La Ville de Paris a décidé un double plan d’action, permettant de responsabiliser les utilisateurs tout en limitant le nombre de trottinettes en circulation. Ainsi, elle a décidé début avril de sanctionner systématiquement les utilisateurs qui rouleraient sur les trottoirs (135 euros d’amende). Et d’imposer aux opérateurs une taxe selon la taille de leur flotte : de 50 euros par appareil pour moins de 500 trottinettes en circulation, elle peut grimper à 65 euros par engin pour des flottes de plus de 3000 appareils, selon les informations de France Bleu Paris. En outre, elle appelle les entreprises à la responsabilité via la signature, le 13 mai, d'une charte de bonne conduite, engageant notamment les opérateurs à ne déposer leurs engins que sur des emplacements dédiés.

La loi d’orientation des mobilités (LOM) devrait, elle, permettre d’harmoniser la réglementation sur l’ensemble du territoire. Elle doit ainsi notamment prévoir la possibilité pour les collectivités locales de définir un cahier des charges auquel les opérateurs devraient se conformer. Ces derniers attendent surtout des précisions quant à la zone de circulation à privilégier : route ou piste cyclable, tandis que les trottoirs resteraient réservés aux seuls piétons.

Une telle réglementation n’est pas nécessairement mal vue par les opérateurs, qui espèrent que ces cadres permettront de défricher et stabiliser le marché. Mais, comme cela avait été le cas pour le covoiturage ou les vélos en libre-service, c’est plutôt la temporalité de la réponse administrative qui interroge. Une fois ce cadre posé, qu’adviendra-t-il du marché sur lequel se sont positionnées - pour l’instant - plus d'une dizaine d'entreprises ? De poule aux oeufs d’or, le marché des trottinettes électriques se transformera-t-il en canard boîteux ?

Les services annexes, le vrai bon filon ?

De la même manière que des services de conciergerie se sont créés dans le sillage d’Airbnb ou des fournisseurs de services aux chauffeurs dans celui d’Uber, l’essor des trottinettes électriques pourrait bien donner naissance à de nouveaux marchés. À l’instar de Box Solutions, une startup nantaise qui conçoit la Trottibox, une boîte de rangement pour trottinettes, et qui travaille notamment avec la métropole de Nantes.

Si le nombre d’appareils continue d’augmenter, on devrait voir apparaître des sous-traitants chargés de la récupération des engins et leur éventuelle réparation, comme c'est déjà le cas sur le segment des vélos en libre-service. Une manière de professionnaliser le marché des juicers, ces récupérateurs de trottinettes payés au nombre d’engins récupérés et qui passent leurs nuits à écumer les villes pour transporter et recharger les trottinettes afin de les rendre opérationnelles pour le lendemain.

À moins que les autorités ne viennent mettre leur nez là-dedans ? " Il manque un élément crucial (dans la charte proposée par la Mairie de Paris, NDLR) : le volet social. Alors que tous nos employés sont en contrat à durée indéterminée, certains de nos concurrents travaillent uniquement avec des autoentrepreneurs, en exploitant la misère humaine. Cela devrait être pris en compte dans la charte ", plaide ainsi Stéphane MacMillan, le patron de Flash en France, interrogé par nos confrères du Monde. Certaines collectivités, comme Marseille, ont décidé de passer un appel d'offres pour sélectionner une poignée d'entreprises autorisées à mettre leurs engins à disposition. Et le volet social devrait faire partie des critères à remplir pour être choisi.