Le sociologue du paternalisme français, Frédéric Le Play (1806-1882), n’aurait rien à envier aux diverses tentatives de l’entreprise moderne de construire un nouveau dogme du bonheur au travail. Si l’objectif n’est plus d’encadrer, d’orienter, de moraliser les ouvriers, il rejoint aujourd’hui l’un des fondamentaux du paternalisme à la française, développé chez Schneider au Creusot ou Michelin à Clermont-Ferrand au XIXe siècle : fidéliser ses employés et éviter le churn. Bien sûr, la marque employeur, aujourd’hui, ne recherche pas l’obéissance en échange du bien-être ; mais souvent, par maladresse, elle infantilise les salariés en cherchant à organiser et anticiper leurs besoins. A vouloir augmenter la productivité et l’efficacité de ses salariés, attirer les nouveaux talents, l’entreprise, sous couvert de construire sa marque employeur, développe de nouvelles contraintes et un climat de contrôle.

Injonction contradictoire au bonheur

L’employé doit-il faire le deuil de sa tranquillité au bureau ? Chade-Meng Tan (alors employé chez Google), qui invente la fonction de "Jolly Good Fellow", est ainsi à l’origine du concept de Chief Happiness Officer. Il faut être heureux au bureau et en séminaire, savoir s’amuser et jouer avec ses collègues (babyfoot, ping-pong, mini-golf), faire preuve d’engagement, d’esprit d’équipe, et les RH déploient une énergie folle à encadrer ce bonheur. Prenons l’exemple des open-space. Décrits comme la panacée de la collaboration, ils se révèlent, en fait, limitateurs d’échanges en face à face et favorisent les conversations par emails et autres messageries instantanées.

Alexandre des Isnards et Thomas Zuber dénonçaient déjà, en 2008, dans leur ouvrage "L'open space m'a tuer", le diktat de la bonne humeur et de la convivialité qui devaient régner au sein de l’open-space… Et quand la journée s’achève, elle n’est pas tout à fait finie. Quelques soirées étaient déjà sacrifiées sur l’autel de la cohésion d’équipe aux afterworks. Mais bientôt, l’employé ne sera plus libre de choisir qui partagera son déjeuner, car random lunch, mystery lunch ou déjeuner aléatoire remplaceront cette pause par une sélection aléatoire des collègues qui déjeuneront avec lui, afin de favoriser les échanges informels. Et l’entreprise se penche aussi sur son sommeil, avec des "bulles" de régénération ou des espaces appelés zen room ou encore calmspace. Selon la Fondation Adova, 62 % des Français associent le manque de sommeil au risque de perdre son job et, parallèlement, selon une récente étude de JLL, 85% des salariés français estiment que leurs bureaux devraient leur proposer des lieux de régénération (exempts de technologies ou de sollicitations).

Un esprit sain dans un corps sain

Il y a déjà de nombreuses années que la salle de sport s‘est invitée dans les locaux de l’entreprise. A présent, de nouvelles pratiques se diffusent autour du poste de travail. Des tutoriels foisonnent sur YouTube, expliquant les meilleurs exercices à pratiquer pour développer ses abdominaux sur sa chaise de bureau. Mais plus inquiétantes, ce sont les séances collectives mêlant exercices de respiration et d'étirement, de méditation accompagnée, ou même les séances de gainage filmées qui fleurissent sur les médias sociaux.

Souvent vécus comme une contrainte nouvelle, enveloppé d’un message de cohésion d’équipe, ces exercices, autrefois réservés à la salle de gymnastique ou à l’intimité de sa chambre, sont maintenant offerts aux regards des collègues… Dépassée aussi l’offre de nourriture à volonté du modèle californien, visant à retenir les salariés le plus longtemps dans l’entreprise chaque jour. L’heure est au panier de fruits bio et aux recettes partagées. Rien n’échappe au contrôle, pas plus l’identité virtuelle que le reste.

Une vie numérique qui n’appartient plus totalement aux salariés

Qui n’a pas remarqué sur les médias sociaux, Twitter en particulier, ce texte concluant la présentation ou mini bio de l’intéressé, et qui sonne comme une épitaphe : "mes tweets n’engagent que moi" (en version anglaise : " views are my own ") ? Cette mention n’a en fait aucune valeur juridique, et il est utile de rappeler que tous les salariés ont une obligation de loyauté envers leur employeur. Pour autant, l’entreprise engage de plus en plus ses salariés dans des programmes de " brand/employee advocacy ", voués à porter la parole de l’entreprise sur le territoire des médias sociaux et à transformer le salarié en ambassadeur de la marque, sur des territoires qui étaient pourtant des champs d’expressions personnels.

Ces programmes invitent ainsi les collaborateurs à partager et liker les messages corporate et les impliquent de plus en plus dans les tactiques marketing de social selling, pour entretenir des conversations avec des prospects, profitant des liens faibles d’une approche moins commerciale. Cette valeur sociale et la capacité d’influence personnelle d’un candidat à l’embauche devraient, d’ailleurs, peser de plus en plus lors des entretiens de recrutement. Et si le marketing s’occupe de cette présence sur la toile, les RH organisent le droit à la déconnexion : ainsi, même la digital detox est encadrée, quand elle n’est pas storytellée.

L’espace de travail nouveau, ambiancé de chants d’oiseaux et de sons de cascades, ne doit pas devenir le lieu folklorique de la mise en scène permanente du bien-être au travail. Il convient de ne pas développer de nouveaux irritants sociaux, facteurs de désengagement et de rupture de la confiance employeur-employés. Il convient aussi de faire attention aux risques de désynchronisation entre l’image, la promesse du bonheur et la réalité quotidienne. Si les RH se sont attachées, ces dernières années, à distinguer et respecter vie personnelle et vie professionnelle, ce n’est pas pour qu’une mode ne vienne bouleverser cet équilibre déjà instable, en s’immisçant un peu plus dans le champs du personnel.

Jean-Denis Garo, International Integrated Marketing Director Mitel