Portfolio par Stephen Asma
2 mars 2020
2 mars 2020
Temps de lecture : 8 minutes
8 min
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Les croyances animistes vivent dans notre intimité avec la technologie

L'animisme 2.0, pourrait s’avérer très utile pour nous aider à conserver nos compétences sociales et développer notre empathie. Au lieu de nous déshumaniser, ce techno-animisme pourrait en fait nous garder humain.
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Quand Alexa a répondu à ma question sur la météo du jour en terminant par un “bonne journée”, j’ai automatiquement répliqué par un “toi aussi” avant de regarder autour de moi, un peu embarrassé. Je me suis également retrouvé à encourager avec vigueur "Robbie" mon aspirateur Roomba en le croisant dans le couloir.

Un peu plus récemment, à Berkeley, en Californie, nous nous sommes retrouvés sur un trottoir avec des collègues à côté d'un joli KiwiBot à quatre roues - un robot de livraison de nourriture autonome. Pendant que nous attendions que le feu change de couleur, certains d'entre nous ont instinctivement commencé à lui parler de la même voix infantilisante que  nous utilisons avec les enfants et les chiens : “Qui est un bon garçon?” 

Nous assistons à un changement majeur dans nos modes de vie , mais ce n'est pas parce que nous sommes toujours connectés, ou parce que notre technologie devient consciente, ou parce que nous voyons apparaître les premiers amoureux d’une intelligence artificielle comme Samantha dans le film Her (2013) de Spike Jonze. Au contraire, nous nous rendons compte que les humains peuvent se lier, s'attacher et passer du temps avec des objets sans conscience ou des choses sans vie, avec une facilité étonnante.

Nos émotions sociales sont maintenant détournées par des objets sans vie ou avec lesquels nous pouvons interagir comme Alexa d'Amazon, Siri d'Apple ou Watson d'IBM. Nous le faisons naturellement et cela nous plaît. Pour susciter notre empathie et nous toucher émotionnellement, une IA n'a même pas besoin d’user de stratagèmes très sophistiqués pour tenter de ressembler à un homme. Une étude japonaise réalisée en 2008 a démontré que les résidents d’une maison de retraite nouaient rapidement des relations avec un robot très rudimentaire ressemblant à un jouet appelé "Paro". L'arrivée du robot a accru la stimulation motrice et émotionnelle des personnes âgées et a même réussi à augmenter les interactions sociales entre elles. Les réactions de leurs organes vitaux au stress se sont également améliorées.

Dans le cadre d’un test sur les systèmes intelligents mené en 2018 à l'Institut Max Planck en Allemagne, des chercheurs ont construit des robots qui administraient des “câlins doux et chauds ''. Leurs utilisateurs ont déclaré ressentir de la confiance et de l'affection pour le robot - certains expliquaient même se sentir “compris” par lui. Ce phénomène ne s'explique pas par la ressemblance de ses robots avec nous mais par l'aspiration des Hommes à créer des connexions sociales. En réalité, les êtres humains recherchent le moindre signe de connexion sociale. Nous sommes donc tous à deux doigts de devenir comme le personnage de Tom Hanks dans Cast Away (2000), qui développe un lien profond avec un ballon de volley-ball qu’il prénomme Wilson.

Les récentes découvertes scientifiques sur le lien social nous aident à comprendre pourquoi il est si facile de tomber dans ces “faux-semblants d’intimité” avec des objets. Le sentiment de lien social résulte de l'augmentation d'ocytocine et d'endorphine dans le cerveau lorsqu’on passe du temps avec une autre personne. Les résultats sont exacerbés lorsque ce sentiment est également ressenti par son interlocuteur.

Les animaux se lient à nous car ils possèdent le même processus de chimie cérébrale. Mais le système fonctionne également très bien lorsque l'autre personne ne le ressent pas, et il fonctionne même très bien lorsque l'autre personne n'est même pas une "personne". En effet, vous pouvez créer des liens avec des choses qui ne peuvent pas en développer. Nos émotions ne sont pas très discriminantes et nous les reportons facilement sur tout ce qui peut réduire notre sentiment de solitude. Mais je pense qu'il y a un deuxième ingrédient important pour comprendre la relation que nous entretenons avec la technologie. 

La prolifération des appareils amplifie certainement notre tendance à l'anthropomorphisme. De nombreux penseurs influents affirment qu'il s'agit d'un phénomène nouveau et dangereux, que nous entrons dans une sorte “d’intimité artificielle” déshumanisante avec des gadgets, des algorithmes et des interfaces. Je ne suis pas d’accord. Ce qui se passe actuellement n'est pas nouveau et c'est plus intéressant que de s’isoler dans son jardin. Nous revenons à la plus ancienne forme de cognition humaine, la plus ancienne façon pré-scientifique de voir le monde: l'animisme .

Une croyance animiste domine la vie quotidienne des populations d’Asie du Sud-Est et de l'Est. Je l'ai découverte en y vivant pendant plusieurs années. Les esprits locaux, appelés neak ta au Cambodge, habitent presque toutes les fermes, maisons, rivières, routes et grands arbres. Les Thaïlandais appellent généralement ces esprits phii, et les Birmans les nomment nats . La prochaine fois que vous irez dans un restaurant thaïlandais, faites attention à la maison des esprits, probablement décorée d’offrandes telles que des fleurs, des fruits ou un verre d'alcool, qui se trouvent près de la caisse ou de la cuisine. Ces offrandes sont conçues pour plaire à neak ta et phii, mais aussi pour distraire et attirer les esprits espiègles dans ces mini-maisons, protégeant ainsi les maisons des Hommes des maladies et du malheur. L'animisme n'a jamais été entièrement supplanté par les croyances modernes comme nous pouvons le voir dans les films japonais de Hayao Miyazaki.

Les animistes ont le même point de vue sur leur esprit que moi avec Alexa. Ils savent que le fantôme ne consomme pas le verre de liqueur (il est toujours là le lendemain), mais ils le déposent quand même.

L'animisme est fort en Asie et en Afrique, mais il est présent dans le monde entier, juste après les religions plus “conventionnelles”. Si nous prenons en compte le nombre de croyants et leur répartition géographique, la croyance dans les esprits de la nature l'emporte sur le monothéisme. Passez un peu de temps à la Nouvelle-Orléans, avec ses cultures vaudou et hoodoo, et vous verrez que l'animisme est encore bien vivant. Il est même entrelacé avec les religions traditionnelles telles que le catholicisme.

Le mot “animisme'' a été employé pour la première fois par l'anthropologue anglais Edward Burnett Tylor (1832-1917) pour décrire les prémices de la religion humaine qui ont finalement été supplantés par ce qu'on a appelé plus tard le monothéisme de l'âge axial. Tylor espérait qu’il serait ensuite dépassé par le déisme. Les anthropologues débattent aujourd'hui de l'utilité du terme d'animisme au regard de la diversité qui l’entoure.

Toutes les formes d’animisme reposent sur deux principes : premièrement, les croyants pensent qu’il existe des “agents” ou même des personnes dans des objets ou des artefacts naturels (et même des lieux géographiques); et deuxièmement, ils croient que la nature a des buts (téléologie) tissés à travers elle. L'animisme estime qu’il existe de nombreux types de personnes dans le monde, dont seulement certains sont humains. 

Sigmund Freud (1856-1939) a écrit dans Totem et Taboo (1919) que “les esprits et les démons n'étaient rien d'autre que la projection des impulsions émotionnelles de l'homme primitif ''. Cette phrase traduit la condescendance habituelle avec laquelle l’animisme est souvent traité.  Mais je préfère approfondir la vision de David Hume (1711-1776) selon laquelle nous sommes tous quelque peu animistes, même les humanistes laïques et les adeptes de la science. “Il y a une tendance universelle chez l’Homme à percevoir tous les êtres comme eux et à transférer aux objet des qualités qu'ils connaissent bien et dont ils sont intimement conscients”.

L'animisme n'est pas tant un ensemble de croyances qu'une forme de cognition. Je pense que nous sommes tous naturellement nés “animistes”.  Dans les pays développés occidentaux nous apprenons petit à petit à ignorer ce mode de pensée au profit d'une vision mécanique du monde. Les approches indigènes de la nature sont décrites comme immatures ou non scientifiques parce qu'elles utilisent le libre arbitre et qu’elles donnent des pensées à la nature (par exemple “la rivière veut se venger'', etc.). Cependant, certains philosophes et psychologues ripostent, soulignant que la pensée animiste révèle des relations et des interconnexions entre différents éléments présents dans la nature. L’approche mécanique que nous connaissons dans certaines cultures n’en est pas capable. 

Si la pensée animiste est infantile, alors pourquoi les peuples autochtones réussissent-ils si bien à survivre et prospérer dans leurs milieux naturels ? Certains types d'animisme permettent à l’Homme de s’adapter et de survivre car ils concentrent notre attention sur les connexions écologiques et entraînent notre intelligence sociale à interagir avec d'autres agents. 

Si votre monde est rempli d'autres agents - tous concentrés sur leurs désirs et leurs objectifs - alors vous passez beaucoup de temps à organiser, réviser et tenter de réaliser vos propres objectifs dans un espace social où chacun se focalise sur les siens. 

Ce nouveau  “tech-animisme” pourrait donc ne pas être préjudiciable du tout. Je ne pourrais pas vraiment “aider” le robot, il ne pourrait pas “m'aider” non plus, mais il pourrait se comporter comme si nous étions réellement en relation et m’aider à garder mes capacités empathiques à l’affût. L’arrivée de relations “technologiques” ne crée pas une épidémie de solitude. C'est une réponse. Les causes réelles de cette solitude sont bien antérieures à la domination numérique. Notre nouvel animisme, l'animisme 2.0, pourrait donc s’avérer très utile pour nous aider à conserver nos compétences sociales et développer notre empathie. Au lieu de nous déshumaniser, ce techno-animisme pourrait en fait nous garder humain.

Traduction de l'article de Stephen Asma, professeur de philosophie à l'Université Colombia de Chicago