Clap de fin pour Zenly, l'application sociale dédiée à la géolocalisation rachetée en 2017 par Snap pour un montant compris entre 250 à 300 millions de dollars. Annoncée par Evan Spiegel, le CEO de Snap, le 1er septembre 2022, cette décision avait surpris plus d'un observateur : fort d'une nouvelle version lancée au printemps 2022, Zenly comptait alors plus de 35 millions d’utilisateurs, dont 15 millions d'utilisateurs actifs quotidiens, et se classait parmi les 10 applications sociales les plus téléchargées dans le monde.

Avant mon départ en mai 2022, nous avions enchaîné deux trimestres avec plus de téléchargements que Twitter ou Discord. La tendance était très prometteuse, et des recrutements ont été réalisés jusqu’en août, mais la situation est  alors devenue tendue du côté de Snap”, se souvient Antoine Martin, qui a co-fondé Zenly avec Alexis Bonillo.

Snap a vécu une année 2022 catastrophique sur le plan financier : malgré les 375 millions d'utilisateurs quotidiens de l'application Snapchat, soit une hausse de 17% par rapport à 2021, et un chiffre d'affaires en augmentation de 12% à 4,6 milliards de dollars, l'entreprise accuse une perte nette de 1,4 milliard de dollars, soit le triple de l'année précédente. De quoi la pousser à se séparer de 20% de ses effectifs : plus de 1200 salariés ont été licenciés, dont les 70 employés de Zenly basés à Paris. En effet, bien que populaire, Zenly n'a jamais été monétisé. Ce qui n’était pas rédhibitoire selon Antoine Martin : "Evan Spiegel m’a toujours indiqué que la priorité était de croître. C’est la clé sur ce marché, si l’on veut qu’un jour l’Europe accouche d’un géant de la taille de Meta ou de ByteDance. La question est plutôt de trouver le bon business model, afin de ne pas dépendre de la publicité au dépend de l’expérience utilisateur."

Quels constats tirer de la fermeture de Zenly ?

Aujourd’hui, il regrette la fin du service, en évoquant la centaine de messages reçus de la part d’utilisateurs dont certains ont eu la vie sauve grâce à l’app de géolocalisation. Mais il évoque également la fierté d’avoir participé à la construction d’un réseau de cette envergure : “Cela n’avait jamais été fait en France, et je pense que cela aura des répercussions positives sur l’écosystème. Les anciens de Zenly vont renforcer d’autres start-up ou lancer leur structure, avec l’ambition d’aller encore plus loin.”

Des profils en effet très demandés, tant Zenly se démarquait par son expérience utilisateur, la qualité de sa map ou encore par ses innovations permettant d’améliorer la précision de la géolocalisation, ou de réduire sa consommation énergétique. De quoi séduire des investisseurs comme Jean de la Rochebrochard, Managing Partners de Kima Ventures, le fond de Xavier Niel, qui avait misé plus de 3 millions d'euros dans Zenly dès 2015 : “Quand nous avons investi dans Zenly, nous avons été touchés par deux choses : l’évolution d’Antoine, que je connaissais alors depuis deux ans, et leurs très bons chiffres de croissance et de rétention des utilisateurs.

S’il ne regrette pas la fin de l’application, il avoue avoir été surpris par l’échec du rapprochement entre Snap et Zenly : “Je n’ai pas de regrets, en dehors du fait de ne plus pouvoir utiliser l’app, qui n’a pas vraiment d’alternatives sérieuses. Au moment de l’annonce, Antoine était déjà parti et nous avions repris notre cash. Mais avec le recul, en 2017, je ne pensais pas que Snap deviendrait une énorme machine de plus de 6000 salariés, avec la lourdeur et l’inertie que cela implique. À l’époque, ils auraient pu créer de très bonnes synergies avec Zenly, en profitant du potentiel d’Antoine, qui est un entrepreneur très talentueux. Aujourd’hui, je comprends la nécessité de rationaliser. Mais je pense que Zenly a été victime d’un désintérêt croissant de Snap, d’un manque de leadership de leur part sur l’ensemble des sujets stratégiques, et au final d’une bataille politique en interne.”

Un constat partagé par Antoine Martin : “Il y a eu un changement de culture chez Snap entre le rachat et aujourd’hui. En 2017, ils étaient encore 300, avançaient vite et avaient la volonté d’améliorer l’expérience utilisateur. Ensuite, ils sont devenus un “Facebook-like”, sans ambition et avec de forts enjeux politiques. D’un côté, je recrutais des gens talentueux et motivés pour faire grandir Zenly, de l’autre, j’attendais des jours avant d’avoir une réponse à une demande urgente. Evan a tenu sa promesse, en nous laissant une grande liberté, que nous conservions aussi en conseillant Snap sur la manière d’attirer de nouveaux utilisateurs. Mais à la fin, Zenly était devenu un enjeu à Los Angeles, pour des managers désireux d’ajouter une ligne à leur CV."

La fin de Zenly, symptomatique d’un changement d’ère ?

Le rachat aura au moins permis à Snap de se préserver du développement d'un potentiel concurrent. Même en difficulté, l'entreprise a utilisé cet argument pour refuser de vendre Zenly, et cela alors même que, selon La Tribune, les équipes de Zenly avaient trouvé des investisseurs, à l’instar de ce qu’elles avaient déjà fait des années auparavant, en séduisant les grands noms de la Silicon Valley. À l'été 2016, Antoine Martin et Alexis Bonillo avaient ainsi récolté en quelques semaines plus de 20 millions de dollars auprès d'investisseurs américains de renom, comme Jerry Murdock, fondateur d'Insight Venture Partners, ou Peter Fenton, VC du célèbre fonds Benchmark Capital, qui avait déjà accompagné Twitter, Snapchat ou Instagram.

Tous rêvent alors d’un destin similaire pour Zenly. On connaît la suite. "Avec le recul, il aurait été nécessaire de se concentrer sur le développement d’une boîte dont l’activité se suffit à elle-même et qui n’a pas besoin de financements externes pour exister. Ce modèle est terminé, il faut veiller à avoir une boîte à taille humaine, facile à rentabiliser", explique Jean de la Rochebrochard, qui tire également des conclusions plus générales à destination du secteur de la tech : "On vivait jusqu’à présent dans un monde de surabondance capitalistique. Tout le monde avait les moyens de recruter de super profils, et ces derniers le savaient ! Le turn-over et le temps passé à recruter font baisser le rendement, et c’est le début d’un cercle vicieux. Le rendement du capital est gonflé sur le papier, mais en réalité, le rendement est diminué par le temps que tu passes à recruter des profils surpayés, qui partaient beaucoup trop vite. Tout le monde va devoir revoir ses ambitions à la baisse."

Il donne également quelques conseils à ceux qui vendent leur startup : "Il ne faut pas s’imaginer pouvoir peser dans les décisions futures, en prenant la tête de tel ou tel département… Il faut se mettre dans le crâne que ce n’est plus ta boite, et que tu n’es plus libre de faire ce que tu veux. C’est pareil quand tu lèves des fonds : il faut aussi se souvenir d’où tu viens, se remettre toujours en question, et ne pas penser que tu auras toujours raison. Tu le dois à tes clients ou utilisateurs, à tes employés et à tes partenaires. C’est ce qui te permettra de grandir", explique-t-il, avouant désormais attendre avec impatience la prochaine aventure entrepreneuriale d’Antoine Martin, qui a l’ambition de recréer une nouvelle application sociale européenne d’envergure, ou d’autres anciens salariés de Zenly, afin de redonner des couleurs à un secteur en berne : "J’aimerais que cette fermeture soit les prémices d’un renouveau. Depuis six mois, je vois passer quelques bons projets au quotidien, mais ils sont rares."