Elle a pris ses fonctions il y a moins de trois semaines, en pleins rebondissements politiques. Anne Le Hénanff est la nouvelle ministre déléguée de l'Intelligence Artificielle (IA) et du Numérique. Rattachée au ministère de l'Économie et des Finances, elle a succédé à l'éphémère Naïma Moutchou et à Clara Chappaz. Députée Horizons, le parti d'Édouard Philippe, du Morbihan depuis 2022, elle a été réélue en 2024. À l'Assemblée nationale, elle a co-écrit un rapport sur le projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique (SREN) et a été nommée vice-présidente au groupe d’études dédié à l’économie, la sécurité et la souveraineté numériques. Avant d'être députée, Anne Le Hénanff a notamment travaillé chez Bacardi et Saupiquet, puis a été formatrice et consultante dans le digital.
Pour sa première interview à la presse, et en exclusivité pour Maddyness, la ministre revient sur la menace d'un exode de nombreux entrepreneurs de la French Tech, la réduction des aides accordées aux startups dans le projet de loi de finances du gouvernement, le débat autour de la taxe Zucman "allégée" ou la nécessaire souveraineté européenne en matière d'IA. Elle précise aussi ses grandes priorités pour les startups françaises.
Maddyness : Quels liens entretenez-vous avec les startups et avec la French Tech ?
Anne Le Hénanff : En tant qu'élue locale, puis comme parlementaire depuis 2022, j’ai pu me spécialiser sur les enjeux numériques, en particulier sous l’angle de la cybersécurité.
Je portais ces sujets au sein de la commission de la défense nationale, où j'ai pu travailler avec Sébastien Lecornu, qui m’a ensuite proposé d’intégrer son Gouvernement. J’ai par ailleurs une histoire et un parcours liés à l’entrepreneuriat. Je ne suis pas qu’une politique, j'ai une culture de l'entreprise.
Les préoccupations des startups de manière globale, que ce soit dans l’IA, la cybersécurité ou les autres secteurs, me sont déjà familières. Par ailleurs, depuis ma nomination, je rencontre aussi d’autres acteurs de l'écosystème des startups et de la French Tech, dont certains que je ne connaissais pas.
J’ajoute qu’avec mon cabinet, composé de huit personnes, et surtout en m’appuyant sur des administrations déjà au travail, nous allons travailler en « mode start-up » pour apporter rapidement aux entrepreneurs des solutions concrètes. Je veux faire en sorte que chaque jour leur soit utile.
Quels freins avez-vous identifiés auprès de l'écosystème, que vous souhaitez lever ?
Anne Le Hénanff : Le premier frein que je vois, c’est ce sentiment d’inquiétude lié à la situation politique et économique actuelle. Ma priorité auprès des entrepreneurs, c’est de leur permettre de faire ce à quoi ils doivent consacrer leur énergie : entreprendre, créer et innover. Nous devons faciliter leur quotidien, pas l’inverse. La première étape engagée avec le Premier ministre, c’est de donner au pays un budget, ce qui offrira aux entrepreneurs davantage de visibilité. C'est la première chose qu’ils attendent de notre part.
Le deuxième axe d'action pour moi, c'est de veiller à ce que les dispositifs d'accompagnement des startups soient pérennisés. Ce ministère va contribuer à l'effort budgétaire, comme tous les autres. Mais je serai extrêmement vigilante à préserver au maximum les dispositifs d’accompagnement des start-ups. Dans la copie du Gouvernement, nous avons pris des engagements très clairs pour que les investissements et crédits déjà engagés, notamment au bénéfice de l’écosystème French Tech à travers France 2030, ne soient pas remis en cause. Aux entrepreneurs que j’ai rencontrés et qui sont inquiets, je leur dis la chose suivante : je comprends vos inquiétudes, je suis à vos côtés, le Premier ministre aussi, nous n’allons pas sacrifier les investissements nécessaires pour l’innovation et l’avenir du pays.
Pourtant, le gouvernement souhaite rehausser le taux de dépenses en R&D pour bénéficier du statut de Jeune Entreprise Innovante (JEI), qui passerait de 20 à 25%. Cela pourrait exclure plusieurs centaines de startups. N’est-ce pas contradictoire avec votre engagement de soutien aux startups que vous venez de mentionner ?
Anne Le Hénanff : D’abord, je veux redire qu’il ne faut pas que les réductions budgétaires pénalisent l'innovation française. Nous avons une très bonne dynamique avec la French Tech et nos startups, il ne faut pas casser cette dynamique.
Sur le JEI, l’autre option était de réduire la durée du dispositif de 8 à 5 ans pour toutes les startups bénéficiaires. Avec le Premier ministre, nous avons décidé dans la proposition budgétaire du Gouvernement de ne pas retenir cette option et au contraire de préserver le sens du dispositif. C’est déjà un acquis important. Il est seulement question d’ajuster le taux de dépense en R&D, pour continuer d’accompagner les startups qui en ont le plus besoin.
Sur ce sujet comme tous les autres, c’est le débat parlementaire qui va faire loi. Je fais confiance aux parlementaires pour continuer à favoriser l’innovation. Pour ma part, je serai en soutien.
Est-ce que vous craignez que ces startups, qui pourraient être exclues du dispositif JEI puissent licencier ou réduire leurs investissements en France ?
Anne Le Hénanff : Aujourd’hui, seule une petite minorité de startups ne seraient plus éligibles au dispositif. Le débat budgétaire suit son cours, il y a par ailleurs de nombreux dispositifs d'accompagnement, dont bénéficient aussi ces startups, sur lesquels je vais continuer à me battre, et le Premier ministre aussi, aux côtés des entrepreneurs, comme le crédit impôt recherche, le crédit impôt innovation pour les PME, ou France 2030. Nous souhaitons que ces dispositifs soient préservés.
Il y a beaucoup d'entrepreneurs français qui se posent des questions en ce moment. Ils en ont assez de l'instabilité politique, de notre dette abyssale ou des débats sur la fiscalité. Ils envisagent donc de partir de la France. Est-ce que vous comprenez cette exaspération ? Comment faire pour les dissuader de ne pas quitter notre pays ?
Anne Le Hénanff : Je veux leur faire passer un message : restez en France ! Nous avons besoin de vous. Sous l’impulsion d’Emmanuel Macron et de ses gouvernements, la France est devenue le pays le plus attractif d’Europe pour les investissements étrangers. Ce n’est pas rien, il faut garder le cap ! Je comprends la morosité actuelle, mais celle-ci est globale. Elle n'est ni spécifique au monde de l'entreprise, ni propre à la France. La situation européenne et mondiale est anxiogène. Les adaptations à ces ruptures, qu'elles soient technologiques ou sociétales, constituent des caps difficiles à passer.
Désormais, ma mission, en tant que ministre, va être de redonner de la confiance aux entrepreneurs. En votant un budget pour la France, en continuant à soutenir l’innovation, en veillant à ne pas alourdir trop lourdement la pression fiscale, en simplifiant les normes administratives qui pourrissent la vie des entrepreneurs, nous allons y arriver !
Bien sûr, je ressens et comprends leur lassitude. Pourtant, ils ont un rôle crucial à jouer dans la transformation de notre société. S'ils partent, avec leur savoir-faire et leurs capacités d’innovation, sur des sujets qui nous sont chers comme l'IA, le quantique ou la cybersécurité, quelle sera l’issue ?
Le risque, c’est que la France et l’Europe deviennent les vassaux de pays plus puissants. Ce sont alors ces derniers qui donneront le « la » technologique au niveau mondial. Ce n’est pas ce que je souhaite pour mon pays.
En matière de fiscalité, l’Assemblée nationale devrait étudier demain le dispositif de taxe Zucman "allégée”. Est-ce que vous comprenez que cette taxe Zucman, allégée ou pas, a un effet repoussoir pour nos entrepreneurs ?
Anne Le Hénanff : Venant du monde de l'entreprise, dans mon logiciel, ce n’est pas souhaitable de taxer l'outil de travail. Celui-ci permet de créer de l'emploi, de la valeur ajoutée et, à l’arrivée, des points de PIB pour le pays.
Je suis donc personnellement opposée à la taxe Zucman dans sa rédaction initiale et c’est aussi la position du Gouvernement. Pour ce qui est d’une éventuelle taxe Zucman « allégée », je fais confiance aux parlementaires pour trouver un compromis qui ne pénalise pas l’outil de travail.
Comme l'a dit Sébastien Lecornu : le Gouvernement propose, nous discutons, le Parlement vote. Étant moi-même issue des bancs de l’Assemblée nationale, je m’inscris exactement dans cette logique. Nous verrons comment les débats atterrissent au Parlement, je suis vigilante. Je ne travaille pas seule mais en équipe, avec Roland Lescure et des parlementaires engagés pour le numérique. Je pense à Paul Midy, Eric Bothorel, Philippe Latombe, Virginie Dubuy-Muller... et beaucoup d'autres.
Est-ce que vous allez reprendre le plan “Osez l’IA” de votre prédécesseur Clara Chappaz visant à mieux intégrer l’IA dans toutes les entreprises françaises, quelle que soit leur taille ?
ALH : Je tiens à saluer l’action de Clara Chappaz pendant un an et je m’inscris dans la continuité de son action. Le plan « Osez l’IA » a fixé un cap, il nous appartient désormais de transformer l'essai. Cela signifie d’abord qu’il faut massivement diffuser l'IA dans tous les territoires. Je pense en particulier à nos artisans, nos PME, nos TPE, qui peuvent se développer encore davantage grâce à l’IA. Je vais travailler avec mon collègue au gouvernement Serge Papin, ministre des PME, pour atteindre ensemble cet objectif.
Il faut aussi que l’État lui-même se transforme grâce à l’IA. Dès à présent, 10 000 agents publics vont pouvoir utiliser un agent conversationnel d’IA conçu avec Mistral. C’était une promesse faite par le gouvernement lors de VivaTech en juin, que nous avons rapidement concrétisée avec mon collègue David Amiel, quelques jours après la nomination du gouvernement. Et ce n'est qu'un début, il faudra aller plus loin !
En matière d’IA, est-ce que l'Europe a vraiment les moyens de rivaliser face aux géants américains ou chinois ?
ALH : Je le pense profondément car nous avons un socle de valeurs communes. Notre carte à jouer en matière d’IA, c’est de créer une « IA de confiance ». Nous avons déjà la chance d'avoir Mistral, ce champion à qui on promet un bel avenir au niveau européen et pourquoi pas mondial. Et il faut désormais amener d’autres pépites à un niveau de développement suffisamment grand pour attirer finalement des usagers d'autres pays européens. La France a toute sa place à trouver grâce à ses startups, pour créer une vraie filière d'excellence au niveau européen.
Au-delà de l’IA, quelles sont vos autres grandes priorités pour les startups ?
ALH : Nous devons aider nos startups à passer à l’échelle. Cela se joue au niveau national, mais je crois aussi beaucoup au rôle de l'Europe. Le rapport Draghi appelle notamment l’Union européenne à avancer sur l’union du marché des capitaux pour faire émerger des possibilités de financement européennes beaucoup plus importantes pour nos startups. Une telle initiative permettrait à beaucoup de pépites européennes de passer à l’échelle, tout en maintenant leur ancrage européen. C’est une question de souveraineté ! Il y a un appétit pour la tech en Europe : nous l'avons vu avec Mistral par exemple, qui a réalisé une levée de fonds record d’1,7 milliard d’euros en faisant entrer à son capital le champion néerlandais ASML. Nous pouvons nous donner les moyens de rendre ces opérations plus fréquentes.
Le fil rouge de mon action sera la souveraineté numérique. J’assume cette notion, qui est très importante pour moi. Je veux défendre la préférence européenne, notamment dans la commande publique. Encore une fois, il en va de notre souveraineté face aux géants américains et chinois.
Nous avons uniquement deux femmes qui sont à la tête d'une start-up dans le Next 40, et une quinzaine environ dans le FT120. Comment faire pour que les femmes créent plus de startups et deviennent des entrepreneuses ?
ALH : Et seulement 23% des emplois dans le numérique sont occupés par des femmes ! C'est assez dramatique. D’autant qu’il est prouvé que les équipes mixtes sont en moyenne 30% plus efficaces dans tous les domaines, que ce soit dans la recherche ou en entreprise... J’ajoute que la France a aujourd’hui besoin de 40 000 ingénieurs, nous ne pourrons pas y parvenir sans les femmes.
Je suis engagée sur cette thématique depuis de nombreuses années. Pour avoir des résultats en la matière, c’est dès l’école primaire qu’il faut inculquer aux jeunes filles l’idée qu’elles peuvent entreprendre et réussir, y compris en maths puis par la suite dans les filières scientifiques.
En pratique, je constate, malheureusement, des biais de genre qui se développent de manière inconsciente dès la maternelle, et qui s’accentuent au fur et à mesure de l'avancée de l'enfant, tout au long de son processus scolaire. Ensuite, il y a une autocensure des filles qui est réelle et évidemment injustifiée, notamment en sciences, en mathématiques ou en physique... Elles se disent qu’elles n’en sont pas capables et nous devons les convaincre du contraire.
Parfois, les parents eux-mêmes se représentent des métiers de la tech très masculins. Dans la cybersécurité par exemple, un domaine que je connais bien, la caricature du geek, toujours un homme, a la vie dure ! Il faut sortir de ces préjugés et mettre en avant des role model féminins, comme je vais m’y employer à mon échelle en tant que ministre !