Bien loin des liens sponsorisés et des messageries instantanées, Apple, Google et consorts déploient des moyens considérables dans la recherche médicale. Mais avec quels objectifs ?

La publicité représente 90% des revenus d’Alphabet, maison-mère de Google, et 60% de ceux de Facebook. C’est pourtant sur un tout autre domaine que semblent se focaliser aujourd’hui les géants de la Silicon Valley : celui de la santé. En 2015, un tiers des sommes investies par Google Ventures, le fonds d’investissement d’Alphabet, a été alloué à ce secteur, contre à peine 6% en 2013

Des stratégies plus ou moins explicites

Conscients de ne pas être des experts du domaine, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) préfèrent pour le moment s’allier à des acteurs historiques ou des startups spécialisées.  Le 11 septembre dernier, Sanofi et Verily (la filiale santé d’Alphabet) ont annoncé la création d’une co-entreprise pour développer de nouveaux objets connectés dans le domaine du diabète. En août, Verily s’était déjà allié avec laboratoire pharmaceutique GSK pour mettre au point des implants bioélectroniques. Et avec Novartis, l’Américain travaille sur une lentille de contact "intelligente" capable de mesurer le taux de glycémie des patients.

Apple semble lui se focaliser sur la donnée. En août, la firme à la pomme a par exemple racheté la startup Gliimpse, qui centralise des données de santé provenant de différents sources et permet de les partager, notamment avec son médecin. Une acquisition dans la lignée de HealthKit, une plateforme créée en 2014 pour agréger toutes les données fitness provenant d’applications ou d’institutions. Sont venus se greffer par la suite ResearchKit et CareKit, des sortes de boites à outils destinées aux chercheurs et aux développeurs dans le domaine de la santé. Microsoft, plus discret sur le sujet, n’est pas en reste ; lui aussi a lancé un bracelet connecté et a mis la main sur la pépite française Median, spécialiste dans l’interprétation de données médicales.

Chez Facebook, la santé n’est un objectif stratégique clairement affiché, mais le programme de recherche du géant des réseaux sociaux sur l’intelligence artificielle (FAIR), s’y intéresse de près. Le réseau social a annoncé en août 2016 une donation de quatre serveurs à une université de Berlin pour l’analyse d’images dans le cancer du sein et la modélisation chimique des molécules. "Sans compter que 7,5% des conversations sur Facebook sont liées à la santé et que cela peut devenir une source de données importante pour le secteur", avance Lionel Reichardt, expert e-santé.

Amazon espère lui profiter de l’énorme capacité de ses serveurs pour pénétrer le marché du big data santé. Le stockage du génome humain dans le cloud représentera un business d’un milliard de dollars en 2018, rapporte Reuters. Une occasion à ne pas manquer pour la champion mondial en la matière.

Ubériser les géants de la pharmacie

Si pour l’instant les géants de la Silicon Valley s’en remettent aux grands laboratoires pour la mise en oeuvre de leurs ambitions dans la santé, cela pourrait ne pas durer. "Désormais la recherche sort des laboratoires", se félicite Apple sur sa page de présentation de ResearchKit. "Les capteurs avancés de l’iPhone recueillent des données incroyablement précises à tout moment et sont une source d’information beaucoup plus fiable que ce qui existait jusqu’alors". L’application mPower a par exemple permis de recruter plus de 10 000 participants pour "la plus grande étude de l’histoire sur la maladie de Parkinson". "Apple a aujourd’hui la plus large base de données de fitness au monde", se vantait en 2015 le patron de la division, Jay Blahnik.

Les géants du web jurent pourtant ne pas vouloir marcher sur les platebandes des laboratoires. "Google ne va pas se transformer en Peugeot et fabriquer des voitures", illustre Laurent Alexandre, auteur de "La mort de la mort". "Dans la santé c’est pareil, ils se contentent d’apporter leurs idées et leur savoir-faire et délèguent la mise en oeuvre". Mais pour combien de temps ? Les "anciens" s’interrogent, entre méfiance et étonnement. "C’est à la fois bluffant et intriguant. On ne sait pas vraiment ce qu’ils comptent faire, et en même temps on se demande : est-ce qu’on en train de rater quelque chose ?", s’interroge dans Le Monde Cyril Schiever, qui dirige la filiale française de l’américain Merck.

Une volonté quasi messianique

De l’aveu même du directeur de FAIR, Yann Lecun, ses programmes de recherche sur la santé sont déconnectés des domaines traditionnels de Facebook. Mais pourquoi diable alors investir un secteur aussi risqué et aussi éloigné de son coeur d’activité ?

Il est de notoriété que les dirigeants de ces sociétés sont habités d’une utopie quasi transhumaniste. Sergueï Brin et Larry Page, les co-fondateurs de Google, sont ainsi persuadés que les nouvelles technologies vont "améliorer" l’homme. Bill Maris, le patron de Google Ventures (le fonds d’investissement d’Alphabet), déclarait récemment qu’il espérait allonger l’espérance de vie au moins "jusqu’à 500 ans". Calico, le laboratoire "secret" du groupe, planche sur les techniques de "rajeunissement des cellules" et Google X sur des nanoparticules à avaler qui détecteront les maladies.

Le cofondateur d’Apple, Steve Jobs, était aussi passionné par la question. Atteint d’un cancer du pancréas, il aurait expressément demandé à ses cadres de se lancer sur le secteur de la santé.

Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, semble lui persuadé de poursuivre une mission quasi divine. Dans une lettre à sa fille publiée sur Internet lors de sa naissance en décembre 2015, le jeune papa expliquait vouloir "éradiquer toutes les maladies" et "améliorer le potentiel humain". Sa femme, Priscilla Chan, est d’ailleurs pédiatre et impliquée dans de nombreux projets caritatifs autour de la santé et de l’éducation.

Un marché de 9 590 milliards de dollars

Outre leurs convictions, les dirigeants des GAFAM poursuivent aussi des objectifs mercantiles. Certains sont d’ailleurs persuadés que leurs offensives dans le secteur visent uniquement à siphonner nos données santé. Apple s’empresserait de revendre le suivi d’activité à votre assureur, qui adapterait alors ses prix en fonction d’un "bon" ou "mauvais" comportement. Un pur fantasme, s’énerve Laurent Alexandre. "Les données de santé, ça ne vaut rien", lâche-t-il. D’ailleurs, des règles strictes limitent toute velléité dans cette direction. La Commission européenne a ainsi approuvé en juillet dernier le "bouclier de protection des données" encadrant le transfert de données personnelles des citoyens de l’UE vers les Etats-Unis.

Non, c’est plutôt le marché colossal de la santé de 9 590 milliards de dollars qui fait saliver les géants du web. Un marché qui pèse 10% du PIB mondial selon Deloitte, contre à peine 8% pour le digital. Et les progrès ne se feront plus par la chimie : le nombre de nouvelles molécules découvertes ne cesse de chuter depuis 15 ans. "La santé est de plus en plus numérisée. En 2030, les innovations dans ce secteur seront essentiellement informatiques", avance Laurent Alexandre

En fait, la santé n’est pas la seule nouvelle lubie des tycoons du Net. Forts de leur puissance technologique et surtout de leurs montagnes de cash, ces derniers lancent des initiatives tous azimuts, de la voiture autonome à la conquête spatiale en passant par la viande artificielle. "Alphabet, Amazon, ou Facebook ne sont pas des entreprises de technologie", explique le journaliste Ian Bogost, sur le site The Atlantic. "Elles utilisent leur formidable infrastructure informatique pour développer des activités dans tous les secteurs".