À quelques jours du premier tour, Yann-Maël Larher adresse aux candidats à la présidentielle une lettre ouverte concernant les profondes mutations du monde du travail et propose 16 recommandations pour adapter le droit du travail :  nouveau droit international du travail, création d'un « code des relations numériques de travail », encourager le travail à distance... 

Je lance cet appel aux candidats à la Présidentielle car je viens de passer quatre ans à plancher sur la question des relations de travail à l’ère numérique et je suis sidéré par le manque de propositions concrètes pour adapter le travail dès maintenant aux situations auxquelles des millions de français sont confrontés chaque jour. Dans l’ensemble les candidats appréhendent plutôt bien les problèmes économiques et sociaux auxquels la France est confrontée mais n'ont pas l'air conscients des enjeux posés par les pratiques numériques des Français et, par conséquent, ne se projettent pas dans ce nouveau monde numérique, porteur certes d'opportunités mais qu’il convient d’organiser et d’accompagner. Par conséquent ils ne proposent pas de projet d'envergure sur ce sujet. J’ai donc décidé de leur adresser cette lettre ouverte à quelques jours du premier tour en espérant qu’on parle enfin de ce sujet fondamental.

C’est incroyable, la France compte une population active de 28,6 millions de personnes et aucun candidat ne s’adresse à eux pour évoquer les transformations du monde du travail ! Certes, tous les candidats en parlent un peu dans leur programme, mais dans une version tronquée et sur le fond il n’y aucun débat. Pendant que certains évoquent la fin du travail, d’autres ne s’adressent qu’aux entrepreneurs. Tous parlent de l’«ubérisation» mais sans forcément la décrire et en tirer les conséquences. Aucun candidat n’aborde la transformation profonde et concrète des relations de travail qui touche tous les travailleurs sans considération de leur statut. La France n’est pas constitué que de «startuppers» et de chômeurs. 

Beaucoup à faire pour rattraper le retard pris par la France !

À l’instar des précédentes révolutions technologiques, la révolution numérique bouscule l’ensemble des modèles économiques, technologiques et sociaux. Les entreprises sont en mutation, une mutation qui ne concerne pas seulement la technologie mais concerne également, et sans doute davantage, la nature, la structure de l’organisation du travail, des collectifs de travail et des emplois. Si 66% des salariés français sont favorables au télétravail, ils ne sont que 16% à y avoir réellement accès contre un quart des salariés aux États-Unis. Les acteurs de l’entreprise du XXIe siècle font de leur mieux pour faire fonctionner des institutions qui ont été conçues au XIXe siècle et sont basées sur un support d’information qui remonte au XVe siècle. Ne faudrait-il pas commencer par se poser de nouveau des questions simples : quelle organisation du travail voulons-nous à l’ère d’internet ?  Peut-on encore mesurer le temps de travail quand les salariés accèdent à l’information sur leur smartphone ? A quoi servent les instances représentatives du personnel dans l'entreprise ? N'est-il pas temps de changer de modèle plutôt que d'essayer de colmater les brèches d'un édifice qui prend l'eau de toutes parts ?

Les trois grands enjeux autour des relations numériques de travail  : 

  • Le premier enjeu porte sur les relations individuelles. L’hétérogénéité des pratiques numériques de travail rend difficile une appréhension unique de l’organisation du travail, s’agissant notamment des temps et des lieux qui lui sont consacrés...
  • Le second enjeu porte sur les relations collectives. Les différents collectifs de travail en réseau dans les entreprises et à l’extérieur ne sont plus représentés par les institutions traditionnelles (à l’instar des politiques, les syndicats passent souvent à côté des sujets essentiels pour les salariés). La régulation des relations numériques s’appuie moins sur la force des institutions que sur la capacité nouvelle de l’individu à faire ses propres jugements et à s’associer volontairement pour les défendre (« name and shame »).
  • Enfin le troisième enjeu c’est la remise en cause de la souveraineté juridique des États avec des plateformes et des données qui s’affranchissent des lois territoriales du fait même d'internet. Il est illusoire de penser pouvoir créer des postes frontières sur internet ! 

16 recommandations pour adapter le droit du travail 

Nos politiques et la jurisprudence réagissent plus qu’ils n’agissent pour encadrer une matière dont ils peinent à appréhender la mesure. Le développement des technologies numériques révèle des difficultés préexistantes, mais leur ampleur nouvelle appelle à des réponses adaptées :

  1. Créer un nouveau droit international du travail apte à appréhender la mondialisation des échanges numériques notamment à l’échelle européenne. 
  2. Entamer une transition juridique en inventant un « Code des relations numériques de travail » pour protéger les nouvelles formes de subordination avec un cadre approprié et renouvelé (qui se substituerait au droit du travail uniquement pour les travailleurs concernés). 
  3. Encourager le travail à distance en appréhendant de manière différente le temps et l’espace dans la relation de travail dès lors que le travail est dématérialisable. 
  4. Protéger la santé des travailleurs numériques nomades en se référant au temps de repos effectif, à la charge de travail et au degré de sollicitation attendu plutôt qu’au temps de travail effectif. 
  5. Réguler dans les entreprises les usages de outils numériques de façon à protéger la santé des individus en mobilisant les potentialités des nouvelles technologies.
  6. Donner aux salariés et aux entreprises les moyens de gérer la complexité à leur niveau en privilégiant une régulation au niveau de l’entreprise et en ménageant des marges de négociations en fonction des particularités de chaque situation et de chaque individu. 
  7. Mettre en place un nouveau cadre juridique pour rendre le travail plus fluide et plus souple, pour tirer le meilleur parti de la mobilité du travail. 
  8. Ne plus parler d’équilibre entre la « vie privée/vie professionnelle » mais considérer l’individu dans sa globalité en lui donnant d’avantage de latitude pour organiser sa vie (au travail et hors du travail) en contrepartie du renforcement de sa responsabilisation.
  9. Créer de nouvelles structures de régulations des relations de travail qui prennent en compte la géométrie d’internet telles que l’ouverture, la transparence, l’horizontalité ou la transversalité.
  10. Limiter l’insécurité juridique en inscrivant les solutions juridiques au sein d’un cadre général du travail imperméable aux risques d’obsolescence des solutions technologiques. 
  11. Imaginer de nouvelles institutions et de nouveaux droits pour rendre l’économie numérique inclusive et soutenable (compte personnel d’activité, droits à la formation, droits à la démobilité, reconnaissance de collectifs en ligne, protection sociale universelle, etc.). 
  12. Construire des organisations plus participatives en associant directement, lorsque cela est possible, les salariés aux décisions qui les impactent directement par l’intermédiaire des technologies numériques.
  13. Permettre aux syndicats de jouer un nouveau rôle dans la régulation des relations collectives en leur permettant d’exercer en ligne une fonction de veille et d’animation numérique dans l’entreprise.
  14. Réduire les cloisonnements pour que l’information et la connaissance circulent sans délai et soient disponibles sans entrave numérique entre les salariés et les syndicats.
  15. Reconnaître le droit à l’expression en ligne comme un véritable droit de l’homme.
  16. Passer d’une logique de réglementation imposée d’en haut à une logique de régulation avec les acteurs concernés au plus près des salariés.