Réseaux, VR, AI, chatbot, blockchain et autres tokens, on nous annonce un monde du tout virtuel, c’est pourtant le monde réel qui s’ouvre à nous.

La fin du Truman Show

Ouvrons les yeux, depuis l’après-guerre, nous vivions dans un univers à tout le moins contrôlé pour ne pas dire fictif. Tel Truman Burbank dans le Truman Show, nous pensions être les heureux acteurs de nos vies mais le scénario était déjà écrit. Carrières professionnelles docilement rectilignes, habitudes de consommation télévisuellement biaisées, informations savamment contrôlées. Tout paraissait si simple et si facile, comme l’insouciance enfantine du sourire de Truman. C’est souvent le cas quand d’autres décident pour nous.

La succession des crises financières, des scandales en tout genre et la perte de sens global de notre société, bien relayée par la révolution des technologies de l’information et de la communication, a fini par faire vaciller ce modèle imposé. Cela aurait pu se produire plus tôt : imaginez les séismes qu’auraient connu les années 80 / 90 si elles avaient pu être scrutées par les périscopes Facebook, Mediapart, Wikileaks ou Trustpilot (affaire Elf, Crédit Lyonnais, Frégates de Taïwan, Sang Contaminé, Vache Folle, Amiante, Dioxine et toutes les autres qui seraient alors ressorties). Les nouvelles générations ont désormais repris la plume (en pratique leur smartphone) pour décrire le monde tel qu’il est vraiment et prendre part au débat. Rien ne se perd plus dans l’anonymat, tout se transforme en tweet.

Vu de notre prisme d’investisseur dans les startups de la grande consommation, cela se traduit très concrètement par la remise en cause des grands acteurs historiques qui ont abusé de leurs positions dominantes voire avilissantes au profit d’une vague de nouvelles marques « authentiques » c’est-à-dire incarnées (on sait qui est derrière, on peut leur parler en direct et les « suivre »), transparentes (on vous dit comment c’est fait, d’où ça vient, quelle est la démarche de l’entreprise), dont les produits ou services sont réellement pensés pour l’intérêt de son utilisateur. Prenons l’exemple de l’industrie cosmétique. 60 ans à imposer à tous ses canons de beauté pour finir épinglée par 60 millions de consommateurs. Jusqu’ici cela n’avait perturbé personne (à part nos systèmes endocriniens), mais un monde qui ne se laisse plus illusionner, on s’en affole enfin et on fait émerger des alternatives, grâce notamment à la puissance des réseaux sociaux. De nouveaux acteurs comme Oh My Cream (enseigne de distribution ultra-sélective), Laboté (cosmétiques fraiches et sur-mesure), Même Cosmetics (gamme dédiée aux femmes concernées par le cancer) ou 100Bon (parfums naturels), sont pour nous emblématiques de cette nouvelle vague. Truman Burbank va enfin pouvoir réellement choisir quelle crème il utilisera le matin.

L’expérenciel, atout maître du monde réel

Moins fictif sur le fond, le monde n’est-il pas pour autant en train de prendre la forme d’un écran 5 pouces ? Tout est fait pour en apparence. Inutile de sortir de son lit (lui-même commandé en ligne sur Casper ou Tediber), tout est accessible en une touche. Pas de restaurant mais plutôt une livraison Frichti ou Deliveroo, plus de cinéma mais un petit Netflix chez soi, plus de café debrief entre amis, puisqu’on peut suivre leur actu en tweetspost ou story, et pour tout autre besoin urgent, pas de déprime, il y a Amazon Prime ! On ne sort plus de chez soi alors ? Et bien si, bien au contraire ! Si la technologie facilite la vie, elle ne remplace pas la si précieuse expérience vécue et partagée, elle permet même de mieux la servir !

Pour débuter par une remarque un peu à contre-courant de l’opinion générale, on peut dire que les réseaux sociaux, symboles de ce monde virtuel, poussent finalement certains à sortir de leur canapé afin d’avoir quelque chose à poster… En outre, l’interaction immédiate et illimitée qu’offrent ces réseaux se révèle être un outil d’une puissance inédite pour rassembler autour d’un événement bien réel. Tout le monde se souvient, il y a quelques années, du fameux anniversaire de ce jeune garçon qui, suite à son post Facebook, avait reçu 50.000 inscriptions de participants ! Si nos villes regorgent désormais d’events en tout genre, qui rassemblent des populations des plus larges aux plus ciblées, c’est que l’homme reste, malgré toute la modernité technologique environnante, un animal social en quête d’expériences réelles. Ces réseaux ont finalement élargi son terrain de chasse.

Alors qu’on annonçait la mort de pans entiers de l’économie brick & mortar, la réalité est au contraire à la réussite de modèles mixtes qui allient à une forte présence digitale, un concept présentiel abouti : look & feel travaillé, interactions chaleureuses et professionnelles, prestations et services de qualité. Au monde réel reste ainsi son essence même : l’expérienciel. Dans le secteur retail, des chaînes comme Rituals ou Oh My Cream sont souvent citées en exemple comme des modèles omnicanaux vertueux qui associent eshop éditorialisé, communication digitale communautaire et concept magasin fortement expérienciel. Ces enseignes redynamisent les centres-villes et les centres commerciaux qui voyaient leur fréquentation inexorablement baisser. D’autres segments comme le loisir ou la restauration se sont transformés eux-aussi en locomotives de l’économie présentielle. Des enseignes telles que Hapik (centres d’escalade ludique) ou Let’s Ride (cycling studio) attirent à elles de nouveaux clients et les fédèrent autour de communautés fortes et fidèles, créant ainsi des zones de destination. La restauration, secteur quasi séculaire, est également exposée à de profondes mutations. Comment convaincre le client de sortir plutôt que de se faire livrer ? En lui offrant un concept spectaculaire (on parle de eaterntainmentou de dining experience) et un service irréprochable. Quand en outre cela est proposé au juste prix, on se retrouve à faire la queue pour y entrer, comme devant les restaurants du groupe Big Mamma. Un comble à l’heure du tout immédiat!

D’autres tendances fortes actuelles nous ramènent également au monde réel : les circuits d’approvisionnement courts donnent des noms et des visages aux producteurs tout en réduisant l’impact écologique du transport, les toits se transforment en fermes urbaines qui recréent du lien de voisinage et apportent à ces nouveaux jardiniers la satisfaction de l’acte fructueux, des mouvements type Maker Faire attirent aussi d’innombrables personnes en quête d’expériences DIY, sans compter les multiples reconversions de cadres en pâtissier ou ébéniste… Welcome (back) to the real world !

Vers un monde post-travail apogée du monde réel ?

Pour vivre pleinement sa vie et exprimer ce qu’il est réellement (un être doué de raison et d’imagination), l’homme a besoin de temps disponible. Théoriquement, la découverte et la maîtrise de nouveaux outils (ou plus communément le « progrès ») auraient déjà dû lui permettre de s’affranchir des contraintes primaires et récurrentes et libérer ce temps précieux. L’époque antique avait conceptualisé cette dichotomie, entre l’« Otium » (CQFD), temps du loisir studieux et créatif, véritable expression de soi, opposé au « Negotium », l’affairement, le labeur.

Mais force est de constater que, jusqu’ici, ceux qui avaient pu bénéficier de l’Otium relevaient d’une caste qui s’était essentiellement affranchie des contraintes en les faisant traiter par d’autres. Malgré les révolutions industrielles, la classe laborieuse n’a jamais cessé d’être, elle a seulement vu ses tâches évoluer, délaissant la lessive manuelle pour le travail à la chaîne produisant des lave-linges, la collecte de la dîme pour la saisie de factures. Même la révolution de l’éducation pour tous n’a pas véritablement permis l’émancipation de chacun. Elle a plutôt a contrario créé un monde borné, en formatant les esprits aux besoins de l’époque : savoirs basiques, rigueur, automatismes. Comme le rappelle le film documentaire Most Likely to Succeed de Greg Whiteley (2015), l’école telle que nous la connaissons a été pensée par le « Comité des 10 » en 1892, en vue des futurs besoins de l’industrie naissante. Résultat, cela fait plus de 100 ans que notre vie, tel Truman Burbank, est organisée de telle sorte que nos facultés et talents personnels ne sont guère utiles à notre vie professionnelle. Au mieux il faut attendre la retraite, perçue comme le seul moment où l’on pourra enfin « œuvrer » et avoir le sentiment de vivre réellement. Make me dream.

La révolution technologique en cours, via l’intelligence artificielle, les réseaux décentralisés et la disponibilité infinie de données et d’informations, va faire disparaître la plupart des fonctions telles qu’elles existent aujourd’hui dans les entreprises, répétitives, bornées, mécaniques et « libérer » ainsi massivement du temps humain. On peut présenter cela comme une dramatique vague de chômage technique collectif, ou comme une formidable opportunité pour les futures générations. Pour être utile et contributeur, l’homme va devoir (enfin) exprimer ses talents de créativité, de sensibilité et d’interactions. C’est ce qu’on entend par le monde « post-travail » (terme qui peut sembler anxiogène), possiblement l’apogée du monde réel car ramenant l’homme à son essence. Des initiatives ont déjà été lancées pour adapter le système éducatif à ce nouveau monde telles que Alt School aux Etats-Unis, l’Ecole 42 en France ou plus récemment The School Project qui replacent la créativité et la collaboration en groupe au cœur de l’apprentissage. Beaucoup d’entrepreneurs visionnaires œuvrent également à leur niveau afin de contribuer à cette nouvelle ère. Chez Otium, notre vocation est de les soutenir dans leurs projets les plus audacieux, qu’ils soient technologiques (Otium Ventures) ou expérienciels (Otium Consumer), contribuant à l’émergence positive de ce nouveau monde que nous appelons la société créative.

Allez Truman, pose ta mallette, reprends ta respiration, et réfléchis à ce qui t’anime vraiment (tu peux faire un test MBTI), aux talents que tu vas pouvoir désormais exprimer. Welcome to the real world dude !

Article original à lire sur Medium