Quand avez-vous réalisé que vous vouliez être entrepreneur ?

Jamais ! Je suis plus un artisan qu’un entrepreneur. Je conçois et produis des jeux vidéo. Je monte des projets, embauche et encadre des équipes de développement et des équipes créatives depuis presque 20 ans. J’ai longtemps travaillé pour de grands éditeurs avant de monter ma propre structure. Le cœur de mon métier n’a pas beaucoup changé. Même si le fait d’être entrepreneur ajoute pas mal de stress, et tout un tas de petites tâches annexes qui finissent par prendre pas mal de temps.

Mon premier job dans l’industrie était chez Ubisoft, à Montréal, puis j'ai quitté la ville pour New York et rejoins Take Two Interactive. J’y ai monté un label, un ensemble de projets et de studios, qui s’appelle 2K Games. Le label est devenu célèbre pour avoir créé deux très gros hits, Bioshock et Borderlands, ainsi que pour avoir redonné une nouvelle vie a des classiques tels que Civilization et Xcom.

Quelques années plus tard me voila à San Francisco. Plusieurs choses m’ont amené à devenir entrepreneur. D’abord, la crise de la quarantaine ! Avec toutes ses remises en cause. Le temps qui passe, la recherche de sens, la peur de la routine qui s’est installée. Je n’avais pas fait de crise d’adolescence, je me suis rattrape… Ensuite il y a l’industrie du jeu qui a explosé avec l’arrivée du digital, web puis mobile. L’arrivée des smartphones en particulier a été une révolution : dans le business model et dans le modèle créatif.

C’était absolument fascinant de voir que mes enfants ne touchaient plus une console de jeu. Cela s’est fait en quelques mois. L’industrie de la console existe encore et c’est un bon business pour quelques acteurs, mais il n’y a plus de croissance. Le jeu sur smartphone ce sont des années de croissance à trois chiffres. Et au-delà du business, il y a l’opportunité créative : dans un marché avec une telle croissance on peut prendre des risques créatifs, oser des formules nouvelles.

Enfin il y a San Francisco. Il y a à San Francisco une pression sociale énorme pour monter sa boite. Je ne rigole pas, pas complètement en tout cas. Tu passes ton temps à rencontrer des entrepreneurs, à entendre des success story, à croiser des jeunes trentenaires qui en sont à leur cinquième société. J’en reviens à mon « Jamais! » du début, je n’avais jamais envisagé de devenir entrepreneur et je pense sincèrement que je ne l’aurais pas été ailleurs.

La vie d’entrepreneur à San Francisco c’est…

Metro, boulot, dodo ! C’est une réponse un peu provoc, mais il y a pas mal d’idées reçues qui sont complètement fausses, au risque de passer pour un rabat-joie. "C’est facile et rapide de lever de l’argent". C’est ce que je pensais aussi. Cela nous a pris 18 mois, et la plus grosse partie de notre levée de fonds (série A de 4 millions de dollars) vient de Chine. Des dizaines de rendez-vous, souvent obtenus à l’arrache par le jeu des connections. Faute de présentations par une relation commune ça ne sert à rien d’envoyer des dossiers à des VCs. Ils en voient passer des centaines et des centaines. D’où le succès des incubateurs qui servent en fait de filtre puis d’entremetteurs vers les investisseurs.

"C’est facile d’embaucher et de débaucher" : débaucher oui… embaucher c’est l’enfer. Il y a une pénurie de talent dans la baie, entre boum économique et immigration bloquée, qui fait que c’est très dur de trouver des collaborateurs, ingénieurs en particuliers, ingénieurs réseaux encore plus.

"Le coût du travail est faible" : il est en fait sans doute le plus élevé au monde. C’est souvent la plus grosse surprise des entrepreneurs français qui s’installent ici. Tout considéré, le coût du travail est à peu près 30% plus élevé à San Francisco qu’à Paris.

"La fiscalité est favorable aux entrepreneurs" : deuxième plus grosse surprise. Les « sorties » des entrepreneurs sont taxées comme n’importe quel revenu. S'ils étaient Français, les entrepreneurs californiens crieraient au vol, se feraient appeler Les Super Pigeons.

Beaucoup d’entrepreneurs retournent en Europe au moment de la vente de leur boite, pour des raisons fiscales. La qualité de la vie est fantastique, l’équilibre vie pro / vie privée est respecté, la réussite est appréciée et l’échec est accepté : tout ça c’est vrai.

Quels conseils donneriez-vous aux Français qui veulent se lancer ici ?

S’assurer qu’on y vient pour les bonnes raisons : la qualité des plages et des spots de kite surf. Passer par un accélérateur. S’appuyer sur le réseau des français sur place. Garder une équipe de développement en Europe ou ailleurs, mais en tout cas ne pas avoir tous ses employés à San Francisco.

Quelle(s) startup(s) ou secteur(s) vous intéresse le plus en ce moment ?

La boulangerie ! L’histoire de Pascal Rigo qui relance La Boulangerie de San Francisco après que Starbucks ait ferme « la Boulange ». C’est une belle histoire personnelle, et qui montre qu’il y a de la place pour les français dans la gastronomie / restauration. Plus proche de moi, je suis curieux de voir ce qu’il va se passer avec la réalité virtuelle. Le buzz est incroyable, les valorisations des startups hallucinante pour le secteur, le marché pour l’instant complètement inexistant.

Pouvez-vous nous en dire plus sur Red Accent, l’entreprise que vous avez créée ? 

Red Accent est un créateur de jeux vidéo pour smartphone. Ce qui nous rend uniques : notre implantation géographique, nos partenaires, notre équipe et notre ambition. Nous avons 2 studios, je dirige celui de San Francisco où travaillent cinq personnes – game designers, artistes, scénaristes. Mon associé –un français de Chine, nous sommes les deux seuls français de la boite- dirige notre équipe de 30 personnes à Shanghai – game designer et artistes également, mais aussi toute la partie technique.

Notre investisseur principal est NetEase, le deuxième éditeur de jeu en Chine. Cela nous ouvre le marché chinois, qui est aujourd’hui le plus gros marché au monde, et aussi celui qui connait la plus forte croissance. En fait, certaines de nos productions seront initialement commercialisées en Chine. Notre stratégie est d’utiliser le marché chinois comme marchepied pour conquérir le monde et créer des IP (propriétés intellectuelles) globales.

C’est pour cela que nous avons des talents créatifs dans les deux hémisphères. Notre modèle n’est pas "conçu en Californie, développé en Chine", mais conçu pour une audience globale par une équipe globale. Nous avons la meilleure équipe du monde, avec des gens qui viennent d’horizons multiples, créatives et techniques, et qui partagent la même passion et une ambition à la mesure de l’opportunité. Nous voulons être le "Nintendo de l’après console".

Enfin, votre coin de paradis c’est… ?

La Tunisie ! Je ne suis pas tunisien mais c’est un pays que j’adore. Pour y avoir passé l’essentiel de mes vacances d’enfance.  Parce que ma mère y est retournée prendre une retraite très active. Parce que ce pays magnifique est une démocratie moderne en devenir, où se joue en ce moment une partie importante de l’avenir du monde arabe. La Tunisie vient de recevoir le prix Nobel de la Paix et ça me rend très fier.

Article initialement publié le 28 octobre 2015