Grâce aux ICO, les startups peuvent lever d’importantes sommes d’argent en un temps record en contournant les circuits traditionnels de financement. Le phénomène remporte un tel succès que certains redoutent l’éclatement d’une bulle.

Lever 35 millions de dollars en moins de 30 secondes sans passer sous les fourches caudines d’investisseurs pointilleux : de quoi faire rêver bon nombre de startups. C’est la performance réalisée par le navigateur sans publicité Brave en juin 2017, grâce à son ICO (Initial Coin Offering, en anglais). Cette nouvelle forme de financement est en plein boom : "D’une ICO par semaine en 2016, nous sommes passés à deux par semaine en mai 2017, puis deux par jour en juin pour atteindre en moyenne 5 à 10 par jour depuis la rentrée", témoigne Clément Jeanneau, cofondateur du site ICO Mentor et Blockchain Partner. Selon un rapport Autonomous, 1,2 milliard de dollars ont été investis dans les ICO sur les six premiers mois de l’année, avec parfois des sommes record. La startup Tezos a récolté 232 millions de dollars en juillet pour développer sa blockchain alternative.

 

Rémunérer les contributeurs en services

L’ICO, c’est un peu le mariage entre l’introduction en Bourse et le crowdfunding. Comme les fonds sont levés sur Internet, n’importe qui peut participer : il suffit pour cela de disposer d’un portefeuille en bitcoin ou ether pour acheter des jetons (ou tokens), la "monnaie" émise par la startup. A la différence d’actions, ces tokens ne représentent généralement pas des parts de l’entreprise mais plutôt un droit d’usage de ses service.

PowerLedger, la première compagnie australienne à s’être lancée dans une ICO, rémunérera ainsi les investisseurs en Sparks, une cryptomonnaie utilisable sur sa blockchain privée et permettant d’acquérir des mégawatts d’électricité. Chez iEx.ec, une spin-off de l'Inria spécialisée dans le cloud distribué, les RLC donnent un droit d’accès à des services de cloud dans des datacenters. Avec ce système, "les utilisateurs bénéficient d’une véritable incitation à se servir de la plateforme", s’enthousiasme Stelian Balta, Managing Partner chez le fonds d’investissement spécialisé en blockchain HyperChain Capital.

Du crédit facile et pas cher

Pour les entrepreneurs, l’ICO est une véritable aubaine: ils ont la possibilité de lever des fonds en un temps record sans s'embarrasser des processus très lourds liés à une introduction en Bourse classique. Elle accélère aussi considérablement la phase de financement (amorçage, série A, série B…). "Avec l’ICO, on a toutes les étapes en une seule", avance Gilles Fedak, cofondateur de iEx.ec.

Vitesse

Et les sommes récoltées sont sans commune mesure. Domraider, une startup française qui revend des noms de domaine, ambitionne ainsi de récolter 35 millions d’euros au cours de son ICO lancée le 12 septembre, contre 3,5 millions via ses deux tours de table précédents auprès des fonds d’investissements classiques. "Aujourd’hui plus besoin d’être dans les mêmes endroits que les capital risqueurs pour accéder à un financement, assure Stelian Balta. Un petit entrepreneur en Roumanie aura autant de chances qu’une startup de la Silicon Valley." Cerise sur le gâteau, l’ICO apporte aussi une démonstration du savoir-faire technique de l’entreprise et une visibilité médiatique.

Une myriade de profils d’investisseurs

Côté investisseurs, l’ICO présente aussi de nombreux avantages. Les gros détenteurs de bitcoins y trouvent un moyen de diversifier leur portefeuille sans quitter le monde numérique. Une fois émis, les jetons sont en effet échangeables sur les "places de marché" spécialisées en cryptomonnaies, comme Poloniex, Kraken ou Bittrex. "Certains investisseurs vont les revendre bien plus cher qu'ils ne les ont achetés. C'est purement spéculatif", souligne dans une interview au Journal du Net Simon Polrot, avocat et expert en blockchain. Ethereum offre ainsi un rendement de 15 552% depuis son ICO en 2014 ! Mais attention aux déconvenues : ces cryptomonnaies sont très volatiles et peuvent aussi s’effondrer en quelques minutes.

Autre catégorie de participants : les "pionniers" désireux de participer à une nouvelle forme d’économie. "Nos investisseurs sont avant tout des personnes qui croient dans notre projet", assure Gilles Fedak. Enfin, des fonds d’investissement se sont spécialisés dans le financement par blockchain, comme Outlier Ventures ou HyperChain Capital. Les VC classiques sont eux beaucoup plus réticents, voire critiques : "Les investisseurs qui ont acheté vos jetons peuvent s’en aller du jour au lendemain", met en garde Fred Wilson, confondateur du fonds Union Square Ventures. Alors que les VC sérieux sont là pour soutenir votre startup dans les bons comme dans les mauvais moments."

Bulle, arnaques et piratage

L’emballement excessif autour des ICO a clairement les aspects d’une bulle, estime, dans un article de L'Usine Digitale, Alexandre Stachtchenko, cofondateur de Blockchain Partner. "Les montants levés sont décorrélés des besoins des entreprises", prévient-il. Si l’ICO ne fixe pas de plafond, les startups lèvent des millions d’euros dont elles n’ont pas forcément besoin. Un déferlement d’argent qui n’incite guère à la bonne gestion d’un projet. Et qui cause même des problèmes techniques. La startup de cloud décentralisé Filecoin a ainsi vu affluer l’équivalent de 186 millions de dollars en moins d’une heure, l’obligeant à interrompre provisoirement le processus d’ICO, le trafic généré ayant conduit à une accumulation de transactions non confirmées.

Old wooden door with a skull and swords

Les ICO sont aussi sujettes au risque de piratage. Lors sa levée de fonds le 17 juillet, la plateforme d’échange de cyber-monnaies CoinDash s’est vu détourner 7 millions de dollars par des hackers. Elle a dû s’engager à rembourser les 2000 participants dont les sommes avaient atterri sur un faux compte. Les néoboursicoteurs eux aussi en sont parfois pour leurs frais. Selon Chainalysis, qui commercialise des solutions de sécurisation des cryptomonnaies, plus de 30 000 investisseurs sur Ethereum ont été victimes d’arnaques depuis 2016, avec une perte moyenne de 7500 dollars.

Une volonté de reprise en main des autorités

Ces dérives ainsi que l’absence totale de cadre règlementaire commencent à inquiéter les autorités. La Chine vient ainsi d’interdire purement et simplement les ICO sur son territoire le 4 septembre dernier, suivie par la Corée du Sud. Il faut dire que le phénomène devenait quasi incontrôlable dans le pays, avec plus de 65 ICO et 2,62 milliards de yuans (336 millions d’euros) levés depuis le début de 2017 d’après l’agence officielle Xinhua. Le gouvernement soupçonne cette montagne d’argent de financer des activités criminelles. "Plus de 90 % des projets ICO violent les lois contre la fraude fiscale et la levée de fonds illégale. Le pourcentage de projets qui lèvent réellement des fonds pour des investissements est de moins de 1%", a fait savoir la Banque centrale chinoise.

La Chine n’est pas un cas isolé. Le gendarme de la bourse américaine, la SEC, a publié en juillet un rapport sur la nécessité de réguler les ICO comme le marché obligataire. En France, une ordonnance sur un nouveau cadre juridique encadrant la transmission de titres via la blockchain devrait voir le jour à l’automne. Singapour et le Canada songent eux aussi à mettre en place une forme de régulation.

S’il reconnaissent pour la plupart la nécessité d’un meilleur encadrement juridique, les promoteurs des cryptomonnaies mettent en garde contre une législation trop stricte. "Si les ICO avaient été soumises aux mêmes réglementations que les IPO, Ethereum n’aurait jamais vu le jour", avance Stelian Balta. De toute façon, "il sera toujours possible techniquement de procéder à un ICO depuis n’importe quel pays", assure Gilles Fedak. Il reste persuadé que le mouvement est "très puissant" et que rien ne pourra l’arrêter. "On assiste à la création d’une forme entièrement nouvelle d’économie, comme Uber ou Airbnb".