Les occasions d'avoir peur abondent dans l’entrepreneuriat : manque de visibilité, poids des responsabilités, crises de confiance, insécurité financière, etc. Nous pouvons écouter les alarmes que la peur nous envoie, sans nous y soumettre. Et parfois le système se dérègle, la peur devient panique : excessive, incontrôlable et toxique. Comment alors mieux la comprendre, pour agir face à elle ?

L’ignorance préserve de la peur "

 Jean-Yves Soucy

C’est seulement face à la morsure de la peur
que l’on peut faire preuve de courage "

       Christophe André

La peur, c’est la santé : quand le signal est mesuré en intensité (activation) et en durée (régulation), il nous informe du danger. Le manque de peur est un problème lié à l’inexpérience, ou à l’ego (même pas peur). Pourtant, trop souvent, notre peur est destructrice de notre liberté. Notre système d'alerte se dérègle : son déclenchement est trop fort, et en mode "tout ou rien" (sans nuance), et tarde à se réguler. La peur devient toxique car disproportionnée. Elle génère de la souffrance et paralyse nos facultés d’adaptation.

" La peur bloque la compréhension intelligente de la vie "

Jiddu Krishnamurti

Dissoudre la peur : un simple geste cognitif ?

La peur fait passer pour raison ce qui est illusion. "La source de la peur est dans l’avenir. Qui est libéré de l’avenir n’a rien à craindre", disait Milan Kundera. Vivre dans l’instant présent (autant que faire se peut) est une méthode très simple et très efficace pour dissoudre la peur, une fois écouté son message.

Pour éviter de se transformer en criquet grillé (burnout), séquençons nos sujets d’attention. Faire une chose à la fois nous fait travailler la contrainte de choix. Penser à un dossier difficile en beurrant sa tartine, ou à 23h sous la couette, sape le temps de réveil ou de récupération. Ce manque de discipline cognitive fragilise, et par là même augmente l'inquiétude. C'est en plus totalement inefficace, voire contre-productif (unprofessional) car nos préoccupations ont besoin de nous pleinement, à des moments ciblés, et de reposer le reste du temps. Avoir tous les "dossiers" ouverts au même moment nous stresse bêtement (charge mentale), et nous épuise. Or le bien-être est toujours accessible immédiatement, partout (micro-méditation).

Un apprentissage-clé à saupoudrer tout au long de la journée

Comme sur la route du retour de vacances, fin août, quand des routines émotionnelles se déclenchent en moi. Mon expérience intérieure se rétrécit et se durcit : je projette sur les semaines qui viennent du connu et de l'inquiétude. À saturer mon espace intérieur de pensées, je fonctionne en circuit fermé et je termine en apnée. Et puis soudain : non ! je ne veux pas de cette vie-là, prévisible, routinière et contrôlée ; pleine à craquer de "moi, moi, moi". Je veux mettre au centre de ma journée de l'ouverture à l’imprévu, source de joie.

Mes contraintes et mes responsabilités, je peux me faire confiance, je les assumerai, aux moments opportuns. Alors, je réordonne mes priorités. Quelle liberté ! Quelque chose en moi peut s'épanouir et devenir vivant. Je me déprends de moi-même pour m’en remettre plus à la vie, pour faire alliance avec elle. À la clé, je le sais, plus d’efficacité car plus de plaisir. Il faut souffrir pour réussir ? Une croyance débile, scientifiquement fausse.

Hygiène cognitive, maitrise de la vigilance et foi en la vie (lâcher-prise) sont des chantiers permanents. La pratique de la disponibilité de l’être, reliée à l’univers en nous et autour de nous, est appelée "samma-sati" dans le bouddhisme, et "oraison" dans le christianisme intérieur (une pratique toujours confidentielle, expliquée pourtant très clairement par Jeanne-Marie Guyon dans son manuel Moyen court et très facile de faire oraison.

Poser une main sur le museau fumant du dragon

L’entrepreneuriat est l’école de la vie parce qu’il est initiatique : beaucoup repose sur ces moments-clés où nous acceptons enfin d’embrasser nos dragons intérieurs qui alors se transforment en simples crapauds. Une crise devient légendaire quand, malgré la peur, nous trouvons le courage de nous remettre à avancer.

Face au danger notre corps suractive le système nerveux sympathique, qui est en charge du mode combat-fuite, et rend alors inaccessible le mode repos-digestion (parasympathique) : hyper-activité et surchauffe nous guettent (burnout). Nous avons pourtant la main sur le mode repos-digestion grâce à la seule fonction autonome actionnable consciemment : la respiration.

Une émotion d’évitement met de l’huile sur le feu, souvent activée inconsciemment : la colère. Il est donc toujours utile de l'interroger : quelle peur peut-elle servir à camoufler ? Une fois identifiée, le calme revient, et de vraies solutions peuvent émerger au problème de fond.

Certaines peurs ont au contraire un effet glaciaire : elles nous coupent de nos sensations au point d’en devenir difficilement perceptibles (dragons givrants). La perception même de la peur se perd quand l’environnement dévalorise (même implicitement) cette émotion fondamentale. Le manque de respiration met en veille les fonctions autonomes de récupération. Cette réaction naturelle de survie peut devenir une posture de vie (raideurs chroniques).

Parler pour neutraliser la tendance à s’isoler

Après la glaciation, la contagion : la peur est une émotion extrêmement virale (comme la honte). Son effet multiplicateur peut être dévastateur. La peur est une émotion d’autant plus piégeuse qu'elle provoque une tendance à l’isolement, et ainsi aggrave les problèmes. Nous avons donc intérêt à trouver des interlocuteurs rodés, sur les dragons concernés : des personnes-ressources qui voient immédiatement le crapaud, respecte notre besoin de parler et stoppe la panique. Ces allié-e-s nous aident à créer un cordon sanitaire. Ils/elles les dissolvent.

Quand je pense aux dirigeant-e-s que j'accompagne, je vois beaucoup de peurs. Elles sont variées et souvent inattendues, du Comex de Louis Vuitton aux jeunes de Schoolab. C’est doux d’y penser car une peur partagée est déjà dépassée, et parce qu'elle dévoile la vulnérabilité et la quête secrète de fraternité/sororité.

Voici les principales peurs que j’ai moi-même régulièrement à traverser dans le développement de mes activités. Repérez quand ce témoignage provoque une gêne en vous, ainsi que le thème lié. Laissez-vous contaminer et continuez à respirer. Vous pourriez avoir aussi un sentiment de rejet, le dégoût est une réaction naturelle de défense. Vous pouvez faire l’exercice avec vos équipiers et vos équipières : lisez ce texte, partagez vos résonances concernant la liste ci-dessous, et terminez par des hugs ! Et face aux naïfs et aux naïves qui ne "connaissent pas la peur", rappelez-vous qu'elle viendra chez eux avec le talent.

  • J’ai peur de m’être surévalué, j’ai peur de l’échec, de la précarité, de la spirale de la pauvreté et de la marginalisation. J’ai peur de passer pour un "loser" indigne de l’amour de mes proches. J’ai peur d’être comme Untel et Unetelle dans ma famille, souvent cités en contre-exemples.
  • J’ai peur de me tenir debout devant mon conseiller bancaire, d’adulte à adulte, pour lui demander un financement. J’ai peur qu’il me trouve nul et refuse.
  • J’ai peur de dire à l’autre qui me critique, "merci pour les suggestions, et non, ce n’est pas ma vision du projet, ce ne sont pas mes valeurs", voire même, "je suis en lead sur ce projet, voici ce que je veux, voici le rôle que tu peux y jouer".
  • J’ai peur de provoquer un moment désagréable quand je fais part à l’autre d'une contrariété, d’une inquiétude ou d’une déception dans notre collaboration, et de mes demandes qui en découlent.
  • J’ai peur que mes concurrents fassent mieux que moi, soient mieux que moi, dans l'absolu.
  • J’ai peur qu'un client soit déçu quand il me passe une grosse commande. J’ai peur qu’il ait mal compris mon offre et qu’il l’achète pour de mauvaises raisons.
  • J’ai peur de ne pas réussir autant que je le voudrais. Et j’ai peur de réussir alors que d’autres galèrent, de privilégier mes intérêts financiers alors que j’ai tant reçu de gens désintéressés.

" Les optimistes et les pessimistes ont un grand défaut qui leur est commun :
ils ont peur de la vérité "

Tristan Bernard

Or le rapport à la vérité est un sport collectif. Nous devons parler de nos peurs sans attendre et sans tortiller, à des interlocuteurs qualifiés et sélectionnés selon le sujet. À mon frère et à ma comptable je parle de mes sujets financiers, à mes collègues de mes défis professionnels, à mes ami-e-s de mes doutes sur ma valeur, à ma superviseure et à mon épouse de tout ! En fait, je partage beaucoup ce que je ressens, même avec mes client-e-s. C’est passionnant, vivant, et source de plein d’enseignements. Et vous, comment avez-vous évolué dans votre rapport à la peur ?