(Republication du 27 novembre 2017)

18h30 vendredi soir. Alerte urgente sur votre téléphone : c’est votre frigo qui vous avertit que la plaquette de beurre est presque finie. L’application vous suggère par la même occasion d’acheter des cornets de glace à la vanille pour l’anniversaire de votre fille de samedi et qui est inscrite dans votre calendrier. Ni une ni deux : la commande est directement passée sur Amazon qui a signé un contrat avec la marque de votre réfrigérateur connecté. Bienvenue dans l’ère du «commerce intelligent», où vos appareils s’occuperont eux-mêmes de vos courses et où votre assistant personnel se chargera de vos achats quotidiens et de l’organisation de vos vacances.

Quand le commerce anticipe vos envies

Selon une étude de l’Insee, un Français sur cinq considère les courses comme une «corvée». Du coup, la plupart des sites d’e-commerce multiplient les initiatives pour faciliter l’achat : liste de courses préenregistrée, click&collect, achat en un clic, livraison en 24 heures… En 2014, Amazon avait même déposé un brevet de «livraison anticipée», afin de préparer la commande… avant même que vous ne l’ayez passée et payée. Tout cela grâce aux fameux algorithmes qui anticipent vos besoins en fonction de votre navigation et de votre historique d’achats. Déjà opérationnels depuis 2016 en France, les boutons «Dash» permettent de commander d’une simple pression les produits de différentes marques (Tassimo, Duracell, Hand Bag…). 49 marques ont déjà franchi le pas.

«Hey Google, je veux prendre des vacances au Portugal, fais une réservation pour moi»

Car l’intelligence artificielle (IA) est pour les commerçants un champ de possibles absolument extraordinaire. En mai 2017, Scott Huffman, le responsable de la recherche vocale chez Google, a montré lors d’une keynote comment il voyait le commerce du futur. Il a commandé une salade chez Panera Bread (une chaîne de restauration américaine), qui lui a demandé son adresse de livraison. Le magasin lui a suggéré d’ajouter une limonade à son menu et de payer en ligne grâce aux informations bancaires préalablement enregistrées par Google. «Passer une commande vocale prend 80% de temps en moins», se réjouit Blaine Hurst, le Président de Panera, persuadé que l’intelligence artificielle préfigure «le futur de la commande en ligne». Et l’idée ne se limite pas aux sandwichs. «Un jour, on pourra dire : Hey Google, je veux prendre des vacances au Portugal sur la côte en septembre, fais une réservation pour moi», s’enthousiasme Scott Huffman. Adieu les longues heures passées à comparer les prix des compagnies aériennes et à scruter les avis consommateurs sur TripAdvisor.

Le commerce «peau de chagrin»

Pour que tout cela fonctionne, l’enjeu clé est bien entendu de disposer d’un maximum de données pour coller au plus près aux attentes du consommateur. Amazon, qui concentre à lui seul 43% des ventes en ligne aux Etats-Unis, a pour l’instant une sérieuse longueur d’avance. Face à la menace, le distributeur américain WalMart s’est allié en aout dernier à Google pour mettre à disposition des «centaines de milliers de produits» sur Google Express, la plate-forme de livraison à domicile du moteur de recherche.

Mais dans ce monde ultra-simplifié, une question émerge : sur quels critères exactement l’algorithme va-t-il «choisir» ce qui est le mieux pour nous ? «Il existe un vrai risque de réduire notre champ de vision avec l’IA, s’inquiète Renaud Ménérat, Président de l’association Mobile Marketing Association France (MAAF), qui conseille les marques sur leur stratégie sur mobile. A l’instar du fil d’information de Facebook, qui sélectionne uniquement les sources d’informations qui sont du même point de vue que le votre, les recommandations d’achat ultra personnalisées vont privilégier les produits que vous avez déjà essayés ou ceux qui ressemblent à vos précédents achats. Vous avez acheté du jus d’orange Tropicana les trois dernières fois ? Peu de chance qu’Amazon vous conseille du jus de framboise Innocent, que vous n’avez encore jamais essayé mais que vous auriez peut-être adoré.

La mort de l’achat d’impulsion

Autre problème : comment feront les fabricants pour faire émerger leurs nouveaux produits ? Lorsque vous baladez dans les rayons dans un magasin, vous êtes souvent «tenté» par la petite veste bleue savamment présentée à l’entrée ou par le nouveau shampooing lissant que vient d’inventer votre marque préférée. «56% des achats dans un point de vente sont des achats d’impulsion», rappelle Renaud Ménérat. L’intelligence artificielle risque fort de favoriser la marque qui aura le mieux payé le moteur de recherche pour être référencée en premier. Même pour les marques très puissantes, il est probable que la facture marketing explose. Là où une page de résultats Google affiche quatre ou cinq liens sponsorisés, un assistant vocal proposera au maximum un ou deux produits. «Comme dans les magasins physiques, il faudra payer cher pour figurer en «tête de gondole», anticipe Renaud Ménérat. «Il y aura une concentration autour des marques les plus consommées». Les petites marques, elles, seront probablement étouffées. Dans tous les cas, personne n’aura intérêt à se lancer dans une frénésie créatrice. Alors que des milliers de nouveautés sont mises sur le marché chaque année, les fabricants y réfléchiront peut-être à deux fois avant de sortir un produit totalement innovant… mais invisible aux yeux des moteurs de recherche.

C’est (pas) mon choix

Le bouton Dash d’Amazon est un excellent exemple de cet énorme appauvrissement du choix. Non seulement le nombre de marques disponibles est incroyablement réduit, mais on ne peut en plus configurer un seul type de produit parmi une offre… soigneusement sélectionnée par Amazon lui-même. Comme on ne passe pas par le site Internet, pas moyen évidemment de comparer les prix au litre ou de vérifier si une autre référence est en promo. Encore mieux (ou pire ?) : un nouveau bouton «Prime Surprise Sweets», lancé récemment par la plateforme, permet de recevoir une sélection «surprise» de confiseries et chocolats toujours pour 4,99 dollars. Le programme semble cartonner, même si «le contenu du coffret ne reflète pas nécessairement la demande des clients», reconnait Nathan Rigby, directeur marketing de la startup One Click Retail. Loin de rendre les courses plus faciles, le système est avant tout pensé pour optimiser les ventes du géant américain.

Autres grands perdants de ce nouveau commerce intelligent : tous les intermédiaires (Auchan, Intermarché, Zara, Conforama…) qui verront leurs clients s’évaporer chez les géants du Net. «L’OS va prendre le pouvoir sur les producteurs et les distributeurs» prédit Renaud Ménérat. Peu de chances en effet qu’Amazon vous conseille un livre trouvé sur la Fnac… «Demain, Coca-Cola négociera directement avec Amazon ou Google plutôt qu’avec Carrefour».

Les nombreux acteurs du commerce interrogés pour ce dossier ne semblent pourtant pas très inquiets par cette tendance, persuadés que «les consommateurs ne sont pas prêts à lâcher leur pouvoir de décision». Un jugement hélas un peu trop optimiste. Car la première caractéristique de l’humain, c’est la flemme avant le pragmatisme et la vigilance. 89% des internautes français reconnaissent ainsi qu'ils ne lisent peu ou pas du tout les conditions générales d'utilisation (CGU) des services sur Internet. Lorsqu’on lui demande si les assistants vocaux ne vont pas noue rendre encore plus ultra-dépendant à son mobile, Scott Huffman sourit : «Ce n'est pas déjà le cas ?»