18 avril 2018
18 avril 2018
Temps de lecture : 7 minutes
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Le bonheur au travail : utopie ou effet placebo ?

La qualité de vie au travail s’est imposée comme une problématique primordiale pour les entreprises. Pourtant, sa concrétisation semble encore relever de l’effet placebo.
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Le bonheur a migré du pré vers l’open-space. Alors qu’en 1936, les Français découvraient avec délectation les congés payés et la joie des vacances, 80 ans plus tard, c’est au travail qu’ils sont heureux - ou qu’ils se doivent de l’être. Exit Marx et l’aliénation, aujourd’hui, le travail, c’est le pied. Et pour cause : à l’heure du chômage de masse, heureux sont ceux qui décrochent le Graal (comprendre : un emploi), qui plus est stable. Le bien-être au travail se résumerait-il ainsi à une problématique de happy few qui ne connaissent pas le chômage ? “C’est un concept marketing qui permet d’attirer et de retenir les talents dans un contexte de faible chômage, comme c’est le cas pour les cadres”, confirme Renaud Gaucher, auteur de l’ouvrage Bonheur et performance en entreprise, les clés du succès.

Qu’on l’appelle bonheur, plaisir ou bien-être, des startups aux grands groupes, tous les décideurs n’ont que lui à la bouche. Ils s’adaptent ainsi aux nouvelles générations, qui envisagent le temps professionnel comme n’importe quelle autre activité à laquelle ils souhaitent prendre du plaisir. Moins fidèles à leur employeur que leurs parents, les “talents” trentenaires, ou plus jeunes, inversent le rapport de force avec les entreprises. Ces dernières leur promettent monts et merveilles - ou plutôt salaire XXL et conditions de travail ultra confortables - pour éviter qu’ils soient embauchés (ou débauchés) par la concurrence. Avec le risque que ce confort, synonyme de bien-être au travail, ne se résume qu’à un babyfoot trônant en salle de pause.

Pourtant, les salariés les plus heureux n’ont besoin ni de sucreries illimitées ni d’une soirée hebdomadaire Mario KartL’étude Parlons travail menée par la CFDT en 2016 auprès de presque 200 000 répondants dessine en effet des priorités très différentes. “Il existe trois leviers majeurs du bonheur au travail, explique Florian Meyer, qui a conduit l’étude. D’abord, que la charge de travail d’un salarié corresponde au temps et aux moyens qui sont mis à sa disposition. Ensuite qu’il ait de bonnes relations avec ses collègues. Et enfin, qu’il dispose d’une certaine autonomie, pour que son travail ne soit pas assimilé à celui d’une machine.

Le bonheur, nouvelle machine à cash ?

Il est loin le temps des cadences et des tâches suffisamment répétitives pour doper la productivité des ouvriers. Pas question de parler bonheur ou bien-être au travail à la fin du 19ème siècle, en plein essor du taylorisme. Seule comptait la performance de l’entreprise, productive et financière. Deux siècles plus tard, cette dernière reste au coeur de notre modèle capitaliste. Mais celui-ci a intégré un nouveau levier de performance : le bien-être.

L’intérêt des entreprises pour le bien-être de leurs salariés n’est en effet pas tout à fait désintéressé. Bien que de plus en plus de décideurs envisagent l’entreprise comme un lieu de vie en commun qui doit, à ce titre, mettre à l’aise les membres de sa communauté, la plupart voient dans les politiques de ressources humaines un moyen d’améliorer leur performance. “Les entreprises françaises sous-estiment encore ce potentiel humain qu’elles ont tendance à percevoir surtout comme un coût, le fameux " coût du travail ", jugeait Francis Mer, ancien ministre de l'Économie, dans les colonnes du Monde en 2012. Ce formidable gisement de motivation constitue autant de réserves de productivité pour notre économie. J’estime qu’une meilleure motivation des effectifs pourrait augmenter la productivité de notre main d’œuvre de 25%.

 

Un travailleur motivé est donc un travailleur rentable. “La performance du collaborateur épanoui est augmentée grâce à une meilleure santé, un plus fort engagement, un comportement avéré de coopération, une faculté plus développée d’innovation mais aussi une plus grande efficacité”, appuie un rapport du think tank La Fabrique Spinoza dédié au bien-être au travail paru en 2013.

Avant d’envisager tout ce qu’elles auraient à gagner à se préoccuper du bien-être de leurs salariés, les entreprises évaluent également ce que cela leur ferait économiser. En 2015, le coût lié à la démotivation au travail était évalué entre 450 et 550 milliards de dollars par an aux États-Unis et à 60 milliards d’euros en France.

Il ne suffit pas de faire grimper les enchères des salaires pour préserver ses équipes de l’ennui ou de la lassitude

À partir de 1998, année de la naissance de Google, “s’est développée la psychologie positive, qui rassemble les chercheurs qui travaillent sur le meilleur de l’être humain”, explique Renaud Gaucher. Le mouvement apporte avec lui un certain nombre de modèles managériaux destinés à donner plus d’autonomie aux salariés et à faire du dialogue un levier de bien-être au sein de l’entreprise. De nouvelles organisations du travail voient le jour, portées notamment par les géants de la Silicon Valley, fondées sur la décentralisation des décisions et l’autonomisation des salariés, réputée favorable à l’innovation. Le poste de Chief Happiness Officer, soit responsable du bonheur, a même été créé dans un certain nombre de startups, comme de grandes entreprises !

Pour soutenir les managers, cabinets de consulting et outils RH ont essaimé ces dernières années, surfant sur le créneau porteur du bien-être au travail. Pourtant, “l’outil miracle n’existe pas”, assure Thomas Cornet, directeur général de Wittyfit, qui a développé une solution de prise en charge du bien-être au travail. “C’est l’association entre un outil et le travail sur les interactions humaines qui produit des résultats, martèle-t-il. C’est pour cette raison qu’une entreprise qui n’aurait pas vraiment envie de travailler sur le bien-être de ses salariés ne verra jamais de résultat.

Demain, tous heureux au travail ?

Cette prise de conscience collective de l’importance du bien-être des travailleurs laisse-t-elle entrevoir un monde du travail qui ne serait que motivation et bonheur ? Pas tout à fait, à en croire Florian Meyer. “Si on parle de bien-être, c’est qu’il existe du mal-être, souligne-t-il. Encore près de 30% des salariés français disent être en souffrance dans leur travail.” Un chiffre élevé qui s’explique par la diversité des causes de mal-être dans l’univers professionnel : pénibilité physique, stress, mauvaises relations avec ses collègues ou ses supérieurs hiérarchiques, travail insatisfaisant…

 

Pourtant, toujours dans l’enquête Parlons Travail réalisée l’année dernière par la CFDT “trois personnes sur quatre dis(ai)ent aimer leur travail ; plus de la moitié di(sai)t y prendre du plaisir, et autant dis(ai)ent en être fier”. Mais le rapport lui-même pointe la fragilité de ces réponses, qui pourraient être “influencée(s) par les normes sociales”. En effet, “les normes managériales promeuvent, surtout chez les cadres, l'idée que le travail serait une source d'épanouissement et de plaisir, voire de " passion " pour les travailleurs. Cette norme peut être intériorisée, au point où certains seraient réticents à penser et à déclarer qu'ils ne prennent pas de plaisir au travail, de peur de se voir comme des déviants ou, pire encore, comme des perdants”.

Séries, films, médias, tous mettent en avant des personnages qui aiment leur travail et incarnent la réussite professionnelle dans la fiction comme dans la réalité. En disant haut et fort ne pas aimer son travail, on prend des distances avec cette norme sociale. Tout n’est pourtant pas blanc ou noir. “Il faut se souvenir qu’une grande majorité des salariés français sont indifférents vis-à-vis de leur travail, n’y prennent pas forcément beaucoup de plaisir mais ne sont pas en souffrance non plus”, rappelle Florian Meyer. Il est peut-être temps de revoir nos ambitions à la baisse, comme l’affirmait en 2016 Gaël Chatelain, consultant en management, dans une tribune publiée par Les Echos : “Le bonheur au travail, comme dans la vie, est un concept qui n’existe pas. Viser le bonheur, c’est se lancer dans une course éternelle qui ne connaît jamais de fin. (...) Par contre, le bien-être, au quotidien, en entreprise : ça, c’est quelque chose de très, très concret et atteignable par chacun.” À bas le bonheur, vive le bien-être au travail !

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