12 juillet 2018
12 juillet 2018
Temps de lecture : 7 minutes
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Detox numérique : méthodes bullshit et applications bidons

Nous débarrasser de notre téléphone et de tous ces réseaux sociaux qui nous polluent le cerveau : voilà l’objectif des nouveaux gourous du numérique, à coups de stages, de coaching sur-mesure et de jolies applications. Une tendance à laquelle ont cédé y compris les géants du web de façon totalement hypocrite.
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Vous consultez frénétiquement votre smartphone toutes les minutes ? Vous êtes submergé toute la journée de notifications, courriels, et autres alertes ? Vous postez sur Instagram des photos de chaque lieu où vous vous trouvez ? Vous scrollez votre fil Twitter pendant des heures sans pouvoir vous arrêter ? Pas de doute : vous êtes atteint du syndrome FOMO (Fears of Missing Out - Peur de manquer en langage Millennial). En moyenne, un utilisateur touche son téléphone 2617 fois par jour, soit presque deux fois par minute. 41% des Français consultent leur téléphone portable au milieu de la nuit, d’après une étude Deloitte. Même pendant les congés, nous avons du mal à décrocher. 50% des Français ne peuvent pas se passer d’une connexion à internet ou à leurs apps mobiles en vacances, selon un sondage Kantar TNS pour Orange. Et pourtant, 83% des personnes interrogées assurent pourtant vouloir " ralentir leurs usages numériques ".

Cure de désintoxication numérique

Depuis plusieurs mois, le thème de la déconnexion numérique a envahi les médias, à grands renforts d’études scientifiques montrant combien la fréquentation des réseaux sociaux et notre addiction au smartphone rend dépressif, apathique et égoïste. Un mouvement paradoxalement lancé par d’anciens employés et dirigeants d’entreprises high-tech, préoccupés par la façon dont les nouvelles technologies " piratent nos esprits ". Psys, coachs, thérapeutes, livres, stages de déconnexion, blogs spécialisés et applications mobiles : tout le monde s’y met. Et ça marche : " Notre chiffre d’affaires a doublé en un an ", se félicite Vincent Dupin, le fondateur de l'agence Into the tribe. Sa société organise des ateliers et séminaires de "digital detox", en réalité des mises au vert à la montagne ou la campagne. " Durant un weekend, les participants sont totalement déconnectés : les notifications du portable sont bloquées par un logiciel ", détaille Vincent Dupin. Un remède anti-stress garanti, selon lui, qui conseille pour s’en convaincre d’aller consulter… sa page Facebook, où les participants commentent leur " excellent séjour " avec des " animations au top " et des " repas copieux ".

Vincent Dupin n’est pas le seul à surfer sur la tendance du "tourisme déconnecté". Dans le Médoc, la maison d’hôtes Chateau de la Gravière organise des séjours de "pause numérique", composés de balades sur les marchés locaux, promenades au bord de l’océan et visites de domaines vinicoles. De nombreux hôtels et spas se sont également positionnés sur le créneau, à coups de stages de méditation, de massages et de cures bien-être. Aucune idée nouvelle dans tout ça si ce n’est d’avoir rajouté le mot "digital" avant "detox". Certains hôtels ont ainsi réussi l’exploit de faire passer l’absence de WiFi pour un fantastique privilège. Dans un autre genre, Certideal, une startup spécialisée dans l'achat-vente de téléphones portables, propose elle de "kidnapper" votre portable durant vos vacances. En échange, elle fournit un "kit detox" comprenant notamment un mobile de première génération sans accès internet. Un service gratuit (excepté les frais de port) conçu pour " simplifier la vie " des clients, assure Yoann Valensi, le cofondateur de la société.

Applications contre addictions

Et puis il y a internet. Car oui, la déconnexion passe d’abord par internet, veut-on nous faire croire. Les applis comme Moment, QualityTime ou BreakFree évaluent le temps passé sur internet pour chaque usage (mail, Snapchat, messages, jeux…). Chacun peut ainsi " prendre conscience " du temps gaspillé à ces usages, assurent leurs concepteurs. Hélas, n’importe quel spécialiste vous le dira : il ne suffit pas d’être conscient de son addiction pour s’en débarrasser. Mon iPhone a beau me rappeler que je ne marche pas 10 000 pas par jour, ce n’est pas pour ça que j’irai courir un jogging tous les matins. Plus radicales, certaines applis comme OffTime ou Flipd bloquent carrément l’accès à vos comptes en cas de dépassement du temps que vous vous êtes imparti. Et inutile d’essayer de gruger en éteignant et redémarrant votre smartphone : l’écran de verrouillage sera remplacé par celui de l’appli. Il y a aussi Space, qui intercale un écran de 10 secondes avant l’ouverture de chaque application pour une utilisation " moins impulsive " (sur YouTube ce genre de service s’appelle publicité).

Pour 1,99 euro, Forest a trouvé plus original : lorsque vous vous déconnectez, une petite graine s’affiche sur l’écran d’accueil de votre smartphone et grandit peu à peu durant tout le temps où vous n’utilisez pas le téléphone. Mais à la moindre consultation, l’arbre se dessèche et disparaît. Une sorte de Tamagochi à l’envers. Là encore, l’effet dissuasif n’est pas certain. Ce n’est pas pour rien que les gens continuent à utiliser leur voiture alors même qu’ils savent parfaitement qu’elle pollue la planète. En plus de la culpabilité d’avoir cédé à l’appel de votre smartphone, vous aurez juste sur la conscience le poids de la mort de centaines d’arbres virtuels. Encore pire : l’extension Mortaliy sur Google Chrome affiche un compteur en noir et blanc faisant défiler en temps réel le temps qu’il vous reste à vivre. Censé " motiver " et " recentrer " notre attention sur l’instant présent, il risque surtout de faire bondir votre niveau de stress. Que penser également des applications qui proposent des exercices de méditation pour s’endormir… obligeant ainsi à laisser son téléphone allumé toute la nuit.

Déconnexion : les GAFA nous veulent du bien

Flairant le bon filon, les géants du numériques leur ont emboîté le pas. Apple et Google ont chacun annoncé un nouveau tableau de bord permettant de mieux se rendre compte de l'utilisation que l'on fait de son smartphone. Sur Android, l’utilisateur pourra définir pour chaque application une durée maximale d’utilisation quotidienne, dont l’icone virera au gris passé ce délai pour dissuader son ouverture. Même Facebook a annoncé vouloir oeuvrer au "bien-être numérique" avec une nouvelle fonctionnalité pour aider les utilisateurs à contrôler leur recours au réseau social, avec par exemple une notification (encore une !) en cas de dépassement d’un temps fixé au préalable.

Ce n’est pas la première fois que les acteurs du numérique promettent de corriger leurs erreurs avec encore plus de numérique. Facebook n’a-t-il pas annoncé comme résolution pour l’année 2018 vouloir "réparer" Facebook ? En décembre, l’entreprise a posté sur son blog un billet au titre provocateur "Les réseaux sociaux nuisent-ils à notre santé" dans lequel il accuse la " consommation passive " des informations qui amène les personnes à s’isoler de la vraie vie. Son remède ? Participer davantage en postant des commentaires et des messages à vos amis.

Malade de Facebook ? Passez encore plus de temps sur Facebook ! Une belle hypocrisie, qui montre que ces acteurs n’ont pour seul objectif de faire passer encore plus de temps sur LEUR application, quitte si besoin à écourter la consultation de celle des autres. Et quand bien même les développeurs auraient les meilleures intentions du monde, ils ne feraient pas le poids. " Pour chacun d’entre nous qui essaye de résoudre notre problème d’attention, ils [les géants du numérique] ont vingt chercheurs qui travaillent à nous rendre encore plus accro ", soupire Nick Fitz, un chercheur en science comportementale à la Duke University qui a lui-même développé une application de detox numérique.

Facebook : je t’aime moi non plus

Mais après tout, a-t-on si envie de nous débarrasser de notre addiction ? " Bien que le concept de restreindre ou d'améliorer le temps que nous consacrons à nos écrans reçoive en ce moment beaucoup d'attention, nous n'avons aucune preuve que cela soit le courant dominant ", tempère Bertrand Salord, vice Président Marketing chez App Annie. " En 2018, aucune application de digital detox ne figure dans les 100 meilleures applications de la catégorie Productivité ", fait-il remarquer.

Le mythe de la déconnexion serait donc une affaire de bobo geek. " Si nous tenons tant à Facebook et que nous avons du mal à nous en détacher […], c’est parce que c’est une vaste zone de confort qui nous empêche de voir à quel point nos vies peuvent être incroyablement creuses et ennuyeuses ", soupire le psychanalyste Michael Stora, auteur du livre " Et si les écrans nous soignaient ? ", aux éditions Eres. Les mêmes 83% de Français qui éclatent vouloir vouloir " ralentir leurs usages numériques " durant leurs vacances sont aussi 92% à emporter au moins un appareil pouvant se connecter à internet.