Après avoir avalé son petit-déjeuner et soufflé à ses petits-enfants leur bisou du matin, Emma s’assit dans sa cuisine. Pensive. Et si elle faisait, elle aussi, le voyage jusque Mars ? Elle avait toujours refusé l’invitation de sa fille, se disant que cette vie-là ne lui correspondrait pas. Vivre dans une nature artificielle, sous cloche, très peu pour elle. Ici, sur Terre, la densité de population avait drastiquement chuté, les villes étaient devenues plus agréables à vivre et il n’était pas rare de voir la nature reprendre ses droits sur les habitations désormais inoccupées. Et pourquoi s’infliger une année de voyage et des légumes en sachets quand elle avait tout ce qu’il lui fallait ici ? Enfin, tout ça, c’est ce dont Emma essayait de se convaincre. Car dire qu’elle avait choisi de rester sur Terre n’était pas tout à fait fidèle à la réalité. Elle n’avait tout simplement pas eu le choix.

Quand Emma mit au monde Mila en 2033, ce qu’elle considérait alors comme “la dérive” était déjà bien en place. Depuis quelques années, la surprise du sexe de l’enfant était un sentiment inconnu des jeunes parents qui pouvaient choisir, au moment de la conception, de donner naissance à une fille ou à un garçon. Mais ça ne s’arrêta pas là puisqu’il fut également rapidement possible de choisir les caractéristiques physiques et mentales de leur progéniture. Face à une population de plus en plus métissée, les parents optaient pour des yeux bleus ou des cheveux roux, caractéristiques naturelles qui, à l’époque, tendaient de plus en plus à disparaître. Emma n’avait alors rien voulu savoir, sa fille naîtrait comme elle le devrait. Elle n’était bien sûr pas contre la technologie, et profitait même régulièrement de ses avancées, mais modifier le cours d’une existence lui était insupportable. Ce choix, incompris par beaucoup, finit d’ailleurs par assigner Emma à résidence sur Terre.

Le développement des technologies dans la santé avait été exponentiel. La profession de médecin n’eut d’ailleurs, dès les années 2020, plus grand sens. Et c’est le professeur Jean Timbouin qui signa l’arrêt de mort du métier en mettant au point en 2021 la pilule omnicurative. Alors engagé par l’un des géants du transhumanisme, il avait planché pendant 5 ans sur une pilule, à avaler chaque mois, pour se voir guérir de ses maux. Mieux, elle les empêchait de survenir. La pilule repérait la moindre défaillance du système immunitaire et administrait après diagnostic la juste dose de nanoparticules curatives. Les cellules cancéreuses ne pouvaient y survivre, de même que les simples rhumes. Rapidement, le gouvernement décida de la rendre obligatoire et gratuite. Une vaste campagne d’information fut lancée auprès du grand public et des colis distribués à tous les foyers.

Avant de partir pour Mars, Mila avait, elle, pris le soin d’avaler un nano-robot chirurgien. Elle s’était procurée, pour un prix rondelet, une puce de la taille d’un petit pois qui, une fois dans le corps, dépliait ses “outils” pour répérer et réparer tout ce qui devait l’être. Tout ce qui ne pouvait pas être soigné par la pilule omnicurative, comme un os fêlé ou une dent cariée, l’était par le nano-robot, qui pouvait non seulement effectuer des sutures, mais aussi faire repousser de la matière saine. En cas de grosse blessure, chaque foyer disposait de son imprimante 3D capable d’imprimer du tissu humain et de recréer le moindre membre et le moindre organe. L’intervention du robot domestique était cependant souvent nécessaire à ce que la greffe soit la plus propre possible.

Les Hommes étaient tant et si bien réparés que rapidement, le concept de handicap n’avait plus eu de raison d’être. Dès leur naissance, les bébés dont les “faiblesses” n’avaient pu être réparées directement in utero se voyaient soignés en moins de 10 minutes. Les personnes sourdes et malentendantes étaient ainsi diagnostiquées dès leur naissance et se voyaient immédiatement implanter une nanopuce cochléaire qui leur permettait d’entendre comme n’importe qui grâce à la stimulation directe des terminaisons nerveuses de l'audition, situées dans la cochlée. Les rétines artificielles faisaient également un tabac depuis les années 2020. Créées sur le principe du biomimétisme, les très fines lentilles rétiniennes étaient apposées sur les yeux des nourrissons malvoyants ou aveugles. Avec une durée de vie illimitée, ces prothèses d’un nouveau genre  grandissaient avec l’enfant pour, au final, finir par remplacer la rétine défaillante.

Mais les avancées ne s’arrêtèrent pas là et il devint possible de se faire installer des disques durs de mémoire pour ne plus rien oublier, et chaque matin, d’avaler des micro-éponges qui absorbaient toutes les graisses. Les plus riches pouvaient même s’offrir l’immortalité en téléchargeant leur conscience lors de leur dernier souffle sur un disque accessible à tous leurs proches. Mais pour retarder ce jour au maximum, qui tournait en moyenne autour des 147 ans, les individus s’offraient régulièrement un petit soin jeunesse dans une cabine qui les enveloppait entièrement et qui leur administrait quantité de rayons d’or qui agissaient comme un retardateur sur le vieillissement des cellules.

Face à tant de perfection, la vieillesse devint presque une honte et les plus pauvres, tout comme ceux qui refusaient, telle Emma, de modifier leur corps à outrance, devinrent des parasites. Tout avait commencé par des regards en coin, puis les personnes non modifiées furent petit à petit montrées du doigt et mises au rebut de la société. Les défaillances n’étaient plus acceptées et les “humains basiques” se retranchaient la plupart du temps chez eux. Avec l’exode massif vers la planète rouge, Emma et ses acolytes prirent de nouveau plaisir à sortir au grand jour sans avoir à cacher leurs rides, leurs cheveux blancs ou leurs corps jugés disgracieux. Décidément, se dit Emma, l’insistance de sa fille n’y ferait rien, la Terre serait sa dernière demeure.

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