Jamais une technologie n’avait conquis aussi vite le marché. Alors qu’il avait fallu 13 ans à la télévision et 4 ans à Internet pour conquérir 50 millions d’utilisateurs, les enceintes connectées ont elles franchi la barre en moins de deux ans. Un adulte sur cinq est désormais équipé aux Etats-Unis. En France aussi, même si le marché a beaucoup de retard, les ventes explosent, assurent les professionnels. Signe de l’engouement général, chaque entreprise veut désormais la sienne. Après Amazon, Google et Apple, Orange s’apprête à lancer son Djingo cet automne. Les géants chinois Alibaba et Xiaomi ont déjà la leur et Facebook et Spotify sont en train d’y réfléchir. Pourtant, à y regarder de plus près, ces appareils appelés à révolutionner les usages n’auront peut-être pas la réussite annoncée.

Une utilisation très limitée

Quelle est une des principales motivations pour utiliser une enceinte connectée ? "S’amuser", pour 45% des utilisateurs. 26% répondent aussi faire joujou avec leur enceinte "parce que c’est cool", dévoile l’étude Speak Easy de J. Walter Thompson. Le web prolifère ainsi des blagues de mauvais goût adressées à Alexa ou Siri, de requêtes stupides et de questions improbables. Mis à part ces plaisanteries, l’enceinte connectée est en premier lieu utilisée pour rechercher une information (63%), jouer de la musique (50%), donner les prévisions météo (46%) ou demander l’heure (30%). Bien loin des fantastiques nouvelles possibilités que nous font miroiter les fabricants.

Des problèmes de compatibilité

Comme d’habitude, Apple a fait de son HomePod un système fermé. N’essayez pas trouver une application Spotify sur son enceinte connectée : vous ne pourrez écouter qu’Apple Music. Et ce n’est qu’un exemple de la guerre des écosystèmes, qui va redoubler avec la multiplication des enceintes disponibles. Youtube (appartenant à Google) a par exemple été supprimé du Echo Show, l’enceinte d’Amazon qui dispose d’un écran. Si vous voulez raccorder vos ampoules ou votre machine à laver, il vous faudra maintenant vérifier à chaque achat qu’elle est bien compatible avec vos enceintes. Quand aux développeurs, après s’être arrachés les cheveux à développer des applications pour deux systèmes d’exploitation dominants (iOS et Android), ils vont à présent devoir lutter avec minimum quatre ou cinq interfaces.

Un objet statique

Alors que le smartphone avait signé l’avènement de la mobilité, l’enceinte connectée nous cloue à la maison. Un paradoxal retour en arrière, alors que la consultation Internet via mobile dépasse désormais celle des ordinateurs. Si l’on peut parfaitement imaginer l’utilité d’une interface vocale dans la voiture, typiquement un endroit où l’on ne peut pas regarder d’écran tout en ayant besoin de conseils, elle parait moins évidente à domicile, où l’on est a priori moins sollicité par d’autres tâches. Autre problème : il va falloir équiper chaque pièce de la maison avec une enceinte pour une utilisation généralisée. Couteux et laborieux à synchroniser.

La mort de l’intimité

A l’inverse du téléphone, qui fait quasiment office de carnet intime, l’enceinte connectée se présente comme un "pot commun" familial. Alors évidemment, on évitera d’utiliser Tinder si on est marié et de demander des blagues porno quand on a des enfants. Même si l’écosystème est en principe personnalisé en fonction de la voix de chaque membre de la famille, il n’est pas exclu que les recommandations deviennent embarrassantes. "Chaque utilisateur doit ainsi intégrer que même si la parole s’envole, ses requêtes vocales sont enregistrées dans le cloud", rappelle la CNIL, qui en conseille "d’être vigilant sur les propos tenus", d’éteindre l’appareil "quand on ne souhaite pas être écouté" et d’effacer régulièrement l’historique des conversations. Bref, de devenir encore un peu plus parano.

Un catalogue d’applications peu accessible

Souvenez-vous : les applications, c’était fini. Les bots allaient nous délivrer de ces catalogues obèses de fonctionnalisés à dénicher dans l’Appstore. En fait, le casse-tête est exactement le même avec les enceintes. Sur Echo, Amazon revendique déjà 40 000 "skills", le nom donné aux applications vocales. Un chiffre qui peut paraître important, mais qui cache une piètre réalité. A peine 35% des utilisateurs d’Alexa ont activé une appli "tierce" et même lorsque c’est le cas, elles ne sont pas utilisées.

"Les applications vocales affichent un taux de rétention moyen de 6% après la deuxième semaine", témoigne Quentin Delaoutre, fondateur de Dialog Studio. Par comparaison, ce taux de rétention est de 13% pour une application Android. "Sans icône visible sur la machine, difficile pour un utilisateur de relancer l’appli s’il ne se souvient pas du nom d’invocation". De même, si une appli entre directement en concurrence avec une fonctionnalité native, elle passera totalement inaperçue.

Une conversation (très) laborieuse

Contrairement à ce qu’essayent de nous faire croire les fabricants, le dialogue avec l’enceinte n’a rien d’une conversation sympa avec une amie. Il faut maitriser un certain vocabulaire et il est pour l’instant impossible d’accéder à des requêtes un peu élaborées. "Quand on lui demande  "Quelle est la recette du couscous ?", Google Home égrène une longue série d’instructions tirées du site Marmiton, d’une voix monocorde digne d’une annonce de la SNCF", s’amuse Jean-Sébastien Zanchi, journaliste au site 01Net. Autant dire qu’il est bien plus simple d’aller chercher directement la recette sur le site. Sans compter que l’assistant cale sur des questions ultra basiques, comme trouver un horaire de train ou une séance de cinéma : les assistants se basent principalement sur des sites comme Wikipédia ou le dictionnaire Larousse, qui ne contiennent pas ces genre d’information. Au bout du dixième message d’erreur, vous aurez une furieuse envie de jeter votre Google Home par la fenêtre.

Des bugs insidieux qui alimentent les craintes sur la vie privée

En principe, les enceintes connectées ne peuvent être déclenchées que par la voix de leur propriétaire. Mais de nombreuses failles ont déjà été mises au jour. Lors du premier épisode de la saison 21 de South Park, en septembre 2017, les personnages du dessin animé ont réussi à faire répéter des grossièretés ou d'ajouter des objets invraisemblables à la liste de courses sur Alexa et Google. En mai, une enceinte avait enregistré le contenu d’une conversation privée d’un utilisateur d’Alexa pour l’envoyer à l’un de ses contacts. Et en janvier, un présentateur télé avait provoqué accidentellement une commande de poupée sur Amazon chez certains utilisateurs. Des chercheurs chinois et américains ont également montré que ces appareils peuvent être contrôlés par des injonctions inaudibles diffusés par exemple par un télévision ou à la radio. Autant de bugs qui peuvent inquiéter quand à la confidentialité de nos données et les risques de piratage.