Vous avez 13 ans d’expérience professionnelle en entreprise et vous êtes titulaire d’un MBA (Management Business Administration). Votre diplôme universitaire n’entre pas en ligne de compte. C’est sans doute frustrant, surtout si vos études universitaires vont ont coûté cher et que vous vous êtes endetté·e pour cela. Votre MBA est utile pour négocier votre salaire dans de grosses sociétés bien établies ou dans des startups lancées par d’autres mais pas dans la jeune pousse que vous fondez vous-même.

Quand vous détenez une large part du capital de votre startup vous devez mettre en balance vos gains à court terme (votre salaire) versus vos gains à long terme (la valeur transactionnelle de votre entreprise et ce qu’elle pourrait devenir si vous y ajoutiez un investissement supplémentaire en trésorerie équivalent au cash que vous ne ponctionnez pas à titre de salaire).

Il y a un tas de choses à considérer :

  • Votre localisation
  • Votre runway (combien de temps va durer votre trésorerie)
  • Vos investisseurs (business angels, venture capitalists)
  • Votre equity stake (pourcentage du capital détenu)

Votre localisation

Le coût de la vie de l’endroit où vous résidez influence certainement votre rémunération. Donc un " salaire raisonnable " dépend du lieu où vous êtes établi·e. Le coût de la vie n’est pas le même dans la Baie de San Francisco qu’à Bruxelles, Paris ou Berlin.

Votre runway

C’est lié au montant que vous avez levé et aux revenus que vous engrangez. Si vous disposez d’un long runway, disons plus de 18 mois de trésorerie disponible, alors il est convenable de vous rémunérer un peu mieux. Mais, si vous allez manquer de cash par exemple dans 3 mois, vous ne devriez même pas vous verser un quelconque salaire. Si vous levez des fonds, vous devez viser d’avoir au moins de quoi tenir 12 mois, et de préférence viser un runway de 18-24 mois.

Vos investisseurs (business angels, venture capitalists)

Si vous n’avez pas de capitaux-risqueurs, notamment des fonds ou société de capital-risque (les VCs), dans votre capital, vous avez plus de liberté de manœuvre. Mais si vous avez ouvert votre capital à des investisseurs professionnels, ils voudront voir un maximum de profits et donc de trésorerie réinjectée dans la société plutôt que des hausses de salaire et/ou des boni en cash.

Votre Equity stake

Si vous êtes un·e fondateur·rice arrivé·e un petit peu plus tard que les autres et que vous détenez, disons 5% de la startup (selon un scenario de vesting (*)), c’est une situation sensiblement différente que d’être un " fondateur originel " détenant 25-50% de l’entreprise émergente.

Si votre participation au capital est plus proche d’un plan d’attribution d’actions aux employés clés (option pool) alors votre salaire devrait équivaloir à ce que gagnerait un employé clé dans une start-up, plutôt qu’à un salaire de fondateur (à equity stake élevé).

(*) Vesting : laps de temps avant que le " capital-sueur " (sweat equity) de l’employé-clé ou du cofondateur puisse être converti en titres de la société. C’est donc la période après laquelle l’acquisition des actions octroyées devient définitive pour le bénéficiaire.

Qelques indications chiffrées  de salaires possibles

Exemples (à la grosse louche) de fourchettes de salaires communément admises par les startups ayant levé des capitaux d’amorçage et de démarrage auprès d’investisseurs professionnels.

  • Levée de 100 000 euros à 500 000 euros

Dans cette fourchette, beaucoup de fondateurs de startups s’octroient une rémunération annuelle inférieure à 50 000 euros. Si vous êtes une équipe fondatrice de par exemple 3 personnes, que vous n’engrangez pas encore de chiffre d’affaires et que vos autres dépenses sont minimales vous devez faire en sorte que cette levée dure le plus longtemps possible (1-2 ans) avant un prochain tour de table.

  • Levée de 500 000 euros à 1,5 million euros

Dans cette fourchette, vous êtes probablement plus nombreux dans l’équipe (disons 4-8 personnes) et certains parmi les derniers recrutés commanderont des salaires plus en adéquation avec ceux pratiqués sur le marché. D’un autre côté, la start-up est peut-être en train d’engendrer du chiffre d’affaires ce qui atténue un peu l’effet des coûts salariaux.

Encore une fois, en ayant à l’esprit qu’il faut pouvoir disposer d’une réserve de trésorerie permettant de durer une douzaine de mois, un fondateur qui lève des capitaux dans cette fourchette de montants et dont la startup engendre déjà un minimum de revenus va probablement pouvoir se verser un salaire annuel oscillant entre 50 000 euros et 75 000 euros.

Si la jeune pousse engendre des revenus avoisinant ou dépassant le million d’euros, les fondateurs peuvent alors se permettre éventuellement des salaires annuels approchant les six chiffres.

  • Levée de plus de 1,5 million euros

Quand une startup lève des montants aussi importants c’est qu’elle a réussi à démontrer une forte probabilité d’engranger des revenus dépassant le million d’euros dès la première année d’activité. Dans ce cas de figure, les fondateurs se rémunèrent typiquement entre 75 000 euros et 125 000 euros par an.

Le burn rate est un signal d’alerte pour les investisseurs

Votre cash burn global est un indicateur important pour vos financeurs. Il leur montre combien sérieusement vous voulez investir dans la viabilité à long terme de votre affaire tout comme avec quelle facilité vous gérez votre cash.

Si sa consommation est trop élevée par rapport avec la phase de développement de l’entreprise émergente, cela peut miner votre capacité à lever des fonds. Certains investisseurs n’hésiteront pas à vous demander directement quel salaire vous vous versez et utiliseront cette information pour mesurer votre degré d’engagement.

En règle générale, un fonds ou une société de capital-risque sollicité(e) par une startup, refusera d’y investir si le ou la fondateur·rice-CEO s’octroie un salaire annuel supérieur à 150 000 euros. Il y a donc un plafond implicite au salaire d’un·e fondateur·rice. Ce plafond est la résultante de constats empiriques dans la plupart des fonds d’investissement : ils ont remarqué que le salaire du ou de la  CEO dans une startup a un côté prédictif : de manière générale, au plus il est bas, au mieux se porte la jeune pousse.

Ce que certains investisseurs professionnels aiment voir : des fondateurs·rices qui, les deux premières années d’activité de leur startup, ne s’octroient pas plus de 20 000 euros de salaire annuel. Ce n’est pas beaucoup, juste de quoi couvrir des dépenses vitales réduites au minimum et réinvestir chaque cent de revenus dans la croissance de la jeune pousse.

Ne pas comprendre que chaque euro que vous retirez de votre startup dans ses phases précoces d’existence représente (plus tard, quand votre croissance se complique) un énorme coût d’opportunité, est une erreur communément commise par beaucoup trop d’entrepreneur·e·s qui passent d’un rôle d’employé dans une structure établie à un rôle de fondateur·rice d’une structure à établir.

Si vous prenez 100 000 euros à titre de salaire annuel alors que vous venez à peine de vous lancer, cela vous coûtera des millions quelques années plus tard, de manque à gagner sur les ventes et sur la croissance que vous auriez pu potentiellement réaliser, si vous aviez remis cet argent au pot (pour financer votre activité).

Si cela n’est pas possible, pour quelque raison que ce soit (comme par exemple avoir des enfants à charge ou d’autres engagements de même ampleur), alors vous devriez songer à travailler au noir - garder votre job à temps plein et ne travailler à votre projet " startuppeurial " que lors de vos temps libres.

Travailler gratuitement n’est pas une solution

Aucun investisseur ne souhaite vous voir perdre en productivité parce que vous êtes tracassé·e par des soucis d’argent dans votre vie personnelle (contraintes familiales). Votre travail a de la valeur et mérite salaire. Tout investisseur comprend cela. Cela ne veut pas dire non plus que c’est à l’investisseur de décider ce que doit ou ne doit pas être votre salaire.

C’est à vous, fondateur·rice, de comprendre que l’investisseur veut voir des preuves de votre engagement total dans le projet, par exemple le sacrifice de vos économies et d’une partie de votre salaire pour assurer le succès du lancement de l’entreprise. Une fois l’entreprise émergente bien lancée (c’est-à-dire engrangeant des revenus et même des bénéfices) elle sera en mesure, sans mettre en péril son développement, de récompenser vos sacrifices financiers.

Pour bien montrer votre engagement dans la réussite du lancement du projet, versez-vous le salaire le plus modeste qu’il vous est possible de prendre

C’est-à-dire le salaire qui vous permet de payer toutes les factures courantes de votre ménage, et peut-être encore un petit plus en fonction de vos prévisions financières et de vos réalisations. Si vous vous octroyez un petit supplément de salaire en fonction des bénéfices engrangés ne siphonnez, quel que soit le nombre de fondateurs·rices que vous êtes (et quel que soit d’ailleurs le stade de développement de la jeune pousse), pas plus de 50 % des profits.

Ce " petit supplément " de salaire sera mal perçu, si l’investisseur découvre que vous n’avez pas investi toutes vos économies dans le projet. Donc un petit supplément est acceptable en fonction du volume de fonds propres que vous avez investi dans le projet. Un salaire élevé alors que vous n’avez sacrifié que moins d’un quart de vos économies dans le projet vous vaudra de l’antipathie de la part des investisseurs. Cette antipathie est souvent rédhibitoire et donc les investisseurs passeront leur tour et iront voir ailleurs.

Pour déterminer ce que vous pourriez ponctionner dans votre société (à titre de rémunération) ne vous en remettez pas à votre comptable. Souvenez-vous, les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Et votre comptable n’est assurément pas un investisseur.

Le cash-flow porte ou coule une entreprise émergente. Dès lors, quelle que soit votre façon de déterminer une compensation financière pour les sacrifices consentis (économies, salaires), assurez-vous qu’elle n’handicape pas le financement du développement des activités courantes de votre start-up.

En résumé, vous devez vous rémunérer le moins possible le plus longtemps possible !

Parce que tout euro dans votre poche est un euro qui ne consolide pas la croissance de la startup.  Au lieu de vous octroyer un salaire mensuel de 4 000 euros, contentez-vous de la moitié et consacrez l’autre moitié dans une action marketing qui validera votre activité. Montrer de la croissance est le chemin le plus rapide pour vous assurer des capitaux supplémentaires et par conséquent une augmentation progressive de votre rémunération avec le temps.

Toute rémunération confortable vous donne moins faim et a tendance à vous enlever le sens de l’urgence, notamment si vous savez que quoi qu’il arrive votre salaire tombera tous les mois pendant les douze prochains mois. L’inconfort vous met une saine pression pour faire les choses beaucoup plus vite.

En outre, en ponctionnant trop d’argent, trop tôt, dans la jeune pousse vous donnez aux investisseurs le signal que vous ne croyez pas beaucoup au potentiel de hausse de vos parts sociales (la véritable compensation de vos sacrifices financiers).

On peut, certes, comprendre pourquoi les actions n’ont pas autant la cote chez nous (en Europe continentale) que chez les Anglo-saxons, étant donné les lourdeurs administratives et fiscales actuelles ainsi que le manque d’évènements de liquidité (c’est-à-dire les sorties : acquisition/cession ou IPO). Pourtant, à long terme il serait bien mieux pour nos écosystèmes d’encourager les fondateurs de startups de se focaliser davantage sur l’equity compensation.

En général, pour les fondateurs de startups, le salaire n’est qu’un viatique, s’ils veulent s’enrichir ils doivent plutôt revendre leurs actions.

Carl-Alexandre Robyn est associé-fondateur du Cabinet Valoro (évaluation de startups)