La régulation du secteur du numérique est une priorité pour de nombreux régulateurs e autorités politiques, que ce soit au plan national, européen (dans le cadre du Digital Service Act) ou outre Atlantique. Dans un tel contexte on peut s’interroger sur le modèle de régulation à retenir. La France s'appuie sur l'analogie de la régulation du secteur des télécoms pour proposer une régulation asymétrique des acteurs numériques. Peut-on réellement suivre cet exemple ?

La théorie économique connaît bien les situations où le marché seul conduit à sa propre défaillance, empêchant l'émergence ou le maintien de nombreux concurrents. Dans le cas des télécoms, l'une de ces défaillances de marché résulte de l'existence d'un monopole dit "naturel" qui émerge du fait de la structure de ces marchés. En effet, les infrastructures de réseau nécessitent des investissements physiques importants pour un coût de service individuel faible. En conséquence, il n’est pas viable de dupliquer l'infrastructure, et mieux vaut alors que l'infrastructure existante soit ouverte de manière à favoriser une concurrence sur les services.

Dans les télécoms, la France fait figure de bon élève en matière de régulation et d'application du droit de la concurrence. C'est le résultat notamment de la garantie de l'accès au réseau cuivre aux concurrents de l’opérateur historique. Selon une étude du régulateur britannique des télécoms, les Français bénéficiaient en 2017 de services téléphoniques parmi les moins chers des pays d'Europe occidentale à qualité donnée.

Fort de ce succès, on pourrait être tenté d'appliquer la même recette au secteur du numérique. Cependant, il n'est pas certain que la même logique puisse s’appliquer en raison de différences fondamentales quant au fonctionnement de ces marchés. Or, la régulation d’un secteur est un exercice difficile et un excès de régulation peut avoir des conséquences importantes, comme par exemple entraver la croissance économique et l’innovation mais également la liberté d'entreprendre des individus.  Il paraît donc essentiel de bien comprendre le "business model" des acteurs du numérique et voir en quoi la régulation s'appliquant aujourd’hui aux télécoms peut, ou non, servir de modèle.

Ne pas confondre taille et défaillance de marché

Les acteurs du numérique sont très différents de ceux des télécoms. Leur taille vient d'innovations qui sont la conséquence d’années de recherche et d'investissements dans des technologies de pointe. Par exemple, la technologie principale du moteur de recherche Google, PageRank, a été développée à l'Université de Stanford par les deux fondateurs de Google. Facebook, entre autres, connaît le même genre de trajectoire, par exemple via des investissements importants dans l’intelligence artificielle. Contrairement au secteur des télécoms où une entreprise publique détenait le monopole historique, le succès des acteurs du numérique provient d’investissements privés qu’il est nécessaire d’inciter car ils sont bénéfiques à toute la société.

De plus, si la propriété du réseau cuivre peut être séparée de la vente en détail de services de communication téléphonique, le réseau/service numérique est justement la raison même pour laquelle les utilisateurs se retrouvent sur une plateforme et ne peut en être séparé, sans perdre tout intérêt : si vous allez sur Facebook, c'est dans l’espoir d'être connecté avec vos proches.

Préserver l'innovation : une nécessité pour toute régulation du numérique

Si le modèle de régulation des télécoms n'est pas le bon, quel autre modèle serait plus adapté pour répondre aux préoccupations notamment d'ordre concurrentiel Quel que soit le modèle retenu, il doit impérativement préserver le dynamisme dans le secteur, avec des activités en constante évolution. Si une régulation est nécessaire, celle-ci devrait être basée sur des principes permettant de soutenir cette innovation continue, qui bénéficie à l'ensemble de la société, ainsi qu'une concurrence entre plateformes lorsque cela est possible et souhaitable.

Cette tâche est difficile et la prudence s’impose. Une approche qui pourrait fonctionner serait la combinaison d’une régulation progressive, afin de protéger l'innovation et d'une évaluation continue de l'efficacité des mesures prises. Dans un tel cadre, le régulateur imposerait certains objectifs ou mesures aux entreprises, en partant des mesures les moins invasives. Sur base d'une évaluation, le régulateur pourrait augmenter progressivement l’intensité des mesures prises si elles devaient s'avérer inefficaces, passant de mesures basées sur des objectifs en matière d'équilibre de marchés à des mesures potentiellement plus contraignantes comme des obligations d’accès, des interdictions de certaines pratiques ou des partages de données.

Pascale Déchamps est associée chez Oxera et chef du bureau de Paris. Ambroise
Descamps est consultant chez Oxera et docteur en économie.