Tribunes par Philip Lowe et Ambroise Descamps
écrit le 25 janvier 2021, MÀJ le 2 juin 2023
25 janvier 2021
Temps de lecture : 4 minutes
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Marchés numériques : vers plus d’efficacité économique ?

La Commission Européenne a dévoilé un nouvel arsenal juridique visant à empêcher, entre autres, les grandes entreprises du numérique de favoriser leurs produits en dehors de leur cœur de métier. Ces pratiques de traitement préférentiel sont décriées, mais qui en souffre vraiment ?
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Le Digital Market Act (DMA) présenté fin 2020 par la Commission
Européenne promet de bouleverser les règles des marchés numériques. Si elle était adoptée, cette législation introduirait une liste de "gatekeepers", entreprises avec un impact important sur le fonctionnement des marchés numériques, qui auraient des obligations et interdictions spécifiques. Le traitement préférentiel est une des pratiques dans le viseur du régulateur européen et est particulièrement intéressante d’un point de vue économique.

Lorsqu’un distributeur dispose de sa propre marque, certains fournisseurs
l’accusent de traitement préférentiel envers ses propres produits. Cette
problématique existe aussi bien dans des réseaux de distribution physique - comme Décathlon avec les marques de tiers - que sur les marchés numériques où certains accusent les géants du numérique de favoriser leurs propres produits. Cette pratique serait dorénavant interdite par le DMA lorsqu’elle concerne les gatekeepers, sauf à prouver que celle-ci soit justifiée.

Quel est l'effet de ces pratiques ?

L’une des inquiétudes des autorités est que les géants du numérique exploitent leur taille sur certains marchés pour "tuer" la concurrence dans d’autres marchés, en développant leurs propres produits ou en mettant en avant des produits qui leur rapportent plus de marge. Selon cette thèse cela conduirait à une perte de concurrence et donc une augmentation de prix pour les consommateurs. Néanmoins, le problème est plus complexe.

En tant que producteurs de biens, les supermarchés ou plateformes réalisent des profits sur leurs propres produits, ce qui peut les inciter à évincer certains de leurs concurrents. Cependant, en tant que distributeurs, ces acteurs réalisent des profits sur la vente de produits tiers. Cela signifie que la plateforme a intérêt à garder des concurrents qui lui rapportent de l’argent sans effort de production. De plus, si le consommateur trouve une offre restreinte dans un supermarché ou sur une plateforme, le distributeur risque de perdre des clients qui se rendraient chez un concurrent proposant un plus large éventail de choix.

Enfin, grâce au développement de produits par les plateformes ou supermarchés, les consommateurs bénéficient d’une concurrence accrue entre fournisseurs, ce qui tend à faire baisser les prix et augmenter la qualité. L’effet total de ces pratiques est donc ambigu.

Le traitement préférentiel prend des formes variées sur les marchés numériques

Comme souvent dans le secteur du numérique, le débat est passionné. Les pistes actuellement avancées par la Commission Européenne semblent très générales pour un problème aussi complexe. De même, les entreprises du numérique sont souvent très différentes les unes des autres et ont des business models variés. Le traitement préférentiel prend donc des formes très diverses.

Par exemple, au Royaume-Uni, certains concurrents de Google se sont plaints que lors de recherches d’hôtels ou restaurants, celui dernier avait introduit des cartes Google Maps interactives. Dans le cas d’une recherche d’hôtels, ces cartes indiquent les prix de nuitées ainsi que des revues. La Haute Cour d’Angleterre a cependant conclu que cette innovation améliorait la qualité du moteur de recherche et l’expérience des utilisateurs et a considéré qu’il ne s’agissait pas d’une pratique anticoncurrentielle.

En France, de nombreuses entreprises du numérique tentent de diversifier leurs activités en utilisant ce qui pourrait s’apparenter à un traitement préférentiel, et pourraient donc être concernées par de nouvelles régulations. Par exemple, BlaBlaCar, la plateforme de co-voiturage la plus utilisée en France, propose une offre d’assurance BlaBlaSure. Celle-ci offre une assurance automobile avantageuse, notamment lors de co-voiturage avec BlaBlaCar. Il n’est pas à exclure que cette offre soit interdite. Pourtant dans ce cas, l’effet de ce traitement préférentiel semble positif : il diminue la prime d’assurance des co-voitureurs et permet à certains conducteurs d’opter pour une meilleure couverture.

De même, Doctolib, leader de la prise de rendez- vous médical en ligne, a développé son service de consultation en ligne, dont le développement a été propulsé par la crise sanitaire.

Les exemples ci-dessus illustrent bien que le traitement préférentiel est une tendance courante et souvent bénigne lors du développement d’une entreprise. Ces pratiques peuvent bénéficier aux utilisateurs et leur effet global est complexe à évaluer. Une approche au cas par cas, plutôt qu’une régulation rigide, protégerait la capacité des entreprises du numérique, dont les européennes, à innover, souvent au bénéfice des usagers.

Sir Philip Lowe est associé chez Oxera et ancien directeur général des
services de la concurrence à la Commission Européenne. Ambroise
Descamps est consultant chez Oxera et docteur en économie.