Republication d'un article de The Conversation France.

Quelles sont les clés de la réussite pour assurer la transmission du témoin d’une entreprise familiale ? Une bonne santé financière ? Un bon management ? Pas seulement. Les émotions du successeur, comme celles du cédant, jouent une part considérable dans la succession mais elles sont souvent difficiles à appréhender car très ambivalentes. En s’appuyant sur l’analyse de 20 études de cas d'entreprises familiales françaises opérant dans des secteurs d’activité très variés, les travaux de la Chaire Entrepreneuriat Familial et Société d'Audencia mettent en évidence la vaste palette d’émotions des successeurs engagés dans un processus de transmission du pouvoir de direction.

Ces émotions sont à la fois positives – fierté, joie – et négatives – anxiété, frustration. Lorsque, dans la même situation, on assiste à l'activation simultanée d'émotions positives et négatives chez le même individu, on est en présence d’une ambivalence émotionnelle. Lorsqu'ils souhaitent se conformer aux attentes du cédant afin de pouvoir compter sur son soutien et son mentorat, les successeurs tendent à accepter le contrôle du cédant en gérant leurs émotions ambivalentes par des stratégies défensives, telles que l’évitement ou le compromis. Ceci permet de préserver l’harmonie familiale et renforce, aux yeux du cédant, la légitimité du successeur en tant que futur leader de l'entreprise familiale.

À l’inverse, lorsque les successeurs décident d'aller à l’encontre des attentes du cédant afin d'affirmer leur propre point de vue sur la direction de l'entreprise, nous avons observé qu'ils tendent à rejeter le contrôle du cédant pour renforcer leur autonomie personnelle, en gérant leurs émotions ambivalentes par des stratégies de confrontation. Ceci met en tension l'harmonie familiale mais contribue à l'émancipation du successeur en tant que futur leader de l’entreprise familiale.

Toute la famille est concernée

Les recherches de la Chaire ont montré que les émotions ambivalentes se manifestent notamment lors de la sélection et de l’installation du successeur en tant que futur dirigeant. Des émotions ambivalentes sont ressenties à l’égard de tous les membres de la famille ainsi qu’envers l’entreprise familiale et le rôle de leader. Par ailleurs, la relation entre famille actionnaire et entreprise affecte l’intensité et la fréquence des émotions ambivalentes chez le successeur. Ainsi, les successeurs d’entreprises familiales "fusionnelles" ressentent un plus large éventail d’émotions ambivalentes que les successeurs d’entreprises familiales "équilibrées" ou "désengagées".

L’entreprise familiale dite "fusionnelle" présente une grande cohésion et proximité émotionnelle entre les membres, ce qui laisse peu de place à la vie privée et à l’indépendance. Dans l’entreprise familiale "équilibrée", des limites explicites entre la vie professionnelle et la vie privée sont fixées, ce qui permet aux membres d’articuler de manière fluide leur proximité et leur indépendance. Enfin, dans l’entreprise familiale " désengagée ", la séparation émotionnelle reste élevée parmi les membres de la famille, ce qui conduit à une séparation entre les rôles familiaux et les rôles professionnels, et à une grande indépendance dans la prise de décision.

  • Ambivalence envers le père/le cédant

Cette ambivalence émotionnelle se produit en grande partie dans les entreprises familiales fusionnelles et assez rarement dans les entreprises familiales équilibrées (elle est absente dans les entreprises familiales désengagées).

Lors de la sélection du successeur, le chevauchement entre le rôle d’enfant et celui de successeur génère des émotions mixtes d’admiration pour les réalisations du père (émotion ancrée dans l’enfance) et d’anxiété en raison du risque de ne pas réussir en tant que futur leader, par rapport à l’exemple paternel.

Comme en témoigne un successeur de deuxième génération dans un entretien :

" Je l’admire tellement… Cette entreprise, c’est son héritage, le bébé de notre père. Il y a 6-7 ans, on avait une frustration entre générations, on était arrivés à un désir de préservation plutôt que d’évolution alors que notre génération voulait diversifier, innover, bouger les choses. "

Lors de l’installation du successeur, son ambivalence émotionnelle envers le père s’exprime ainsi à travers des émotions mixtes de gratitude de se voir confier la responsabilité de futur dirigeant, et d’exaspération quant au peu de marges de manœuvre dont il dispose dans son nouveau rôle. Les successeurs évoquent la joie et la fierté d’avoir été sélectionnés pour diriger l’entreprise familiale, tout en confessant la frustration ressentie de ne pas être autorisés à prendre des décisions seuls.

  • Ambivalence envers la mère

Dans les entreprises familiales fusionnelles, les participants confessent leur ambivalence émotionnelle envers la mère. La gratitude envers elle reste enracinée dans les expériences de l’enfance. Cependant, comme les mères semblaient privilégier le travail dans l’entreprise familiale plutôt que les " tâches maternelles ", cela peut générer une déception durable.

À l’âge adulte, les successeurs confessent le même couple d’émotions mitigées, de gratitude et de déception, lors de leur installation en tant que futurs dirigeants, car ils estiment que leur mère consacre beaucoup de temps pour soutenir leur père/cédant et est insuffisamment disponible pour ses enfants.

  • Ambivalence envers la fratrie et les cousins

En particulier dans les entreprises familiales fusionnelles et, plus rarement, dans les entreprises familiales équilibrées, les successeurs confessent des sentiments mitigés de culpabilité, d’envie et de tristesse par opposition à des émotions positives comme la tendresse envers les jeunes membres de la famille.

Le fait d’être choisi comme futur dirigeant parmi ses frères et sœurs et ses cousins suscite de la fierté, mais aussi de la compétition et de la rivalité qui engendrent de la tristesse.

Comprendre le leadership pour mieux l'assumer

Lors de la sélection du successeur, les participants reconnaissent leur attachement à l’entreprise familiale mais expriment également leur crainte de la " détruire " une fois au sommet. Lors de l’installation du successeur, les successeurs déclarent être à la fois enthousiastes à l’idée de prendre la responsabilité de l’entreprise familiale et anxieux de ne pas être assez bons pour répondre aux exigences de cette mission.

Comme nous l’explique une interviewée, appartenant à la troisième génération à se succéder à la tête de son entreprise :

"J’ai grandi avec une phrase à l’esprit : la première génération construit l’entreprise, la deuxième la développe et la troisième la ruine. Je suis tombée amoureuse de l’entreprise familiale et j’ai peur de détruire ce que j’aime, peur de tout gâcher."

Les femmes successeurs déclarent notamment se confronter à l’ambivalence émotionnelle découlant du conflit entre leur rôle de mère et leur rôle de direction, car elles doivent partager leur temps et leur disponibilité entre les espaces familiaux et professionnels, ce qui entraîne des sentiments mitigés de joie et de culpabilité envers leurs enfants. Notre étude montre que la gestion des émotions ambivalentes par les successeurs s’opère par rapport à deux grands objectifs poursuivis lors de la transmission des entreprises familiales : la légitimité et l’émancipation.

Lorsque le successeur souhaite en premier lieu être reconnu comme légitime en tant que futur dirigeant, il aura tendance à déployer des stratégies de gestion des émotions défensives, visant à sécuriser une certaine approbation sociale. Les efforts déployés pour masquer leurs véritables émotions tout en affichant ce qu’ils pensent être un visage public approprié sont jugés indispensables pour atteindre une position de leader.

Lorsque, au contraire, le successeur souhaite en premier lieu renforcer son autonomie de choix et d’action, il aura tendance à déployer des stratégies de gestion des émotions confrontationnelles, visant à montrer aux autres qu’il est différent, voire meilleur que le cédant. Ces successeurs avouent vouloir gagner en autonomie par rapport au cédant et se libérer des anciennes pratiques de gestion. L’émancipation exige néanmoins de gros efforts : il s’agit d’une démarche qui exige du courage, car elle risque d’affecter l’harmonie familiale.

Cette contribution s’appuie sur l’article de Miruna Radu-Lefebvre et Kathleen Randerson intitulé "Successfully navigating the paradox of control and autonomy in succession : the role of managing ambivalent emotions", publié en mai 2020 dans la revue International Small Business Journal.The Conversation

Miruna Radu-Lefebvre est professeur en Entrepreneuriat, Audencia et Raina Homai, Research Analyst, Audencia.