Cet article est republié à partir de The Conversation

Au même moment, la situation a poussé les agriculteurs à jeter des quantités importantes de nourriture faute de marchés pour leurs produits. Car si les restaurants et les marchés ont fermé et si les exportations ont diminué, les légumes n’ont pas arrêté de pousser ou les vaches de produire du lait. Que révèle la crise sur ces paradoxes de nos systèmes alimentaires ? Quelles leçons peut-on en tirer à l’heure d’établir des plans de relance économique ?

Cet article s’appuie sur des entretiens avec des experts et les discussions du groupe de travail sur les pertes et gaspillages alimentaires de la conférence internationale "The Climate Emergency and the Future of Food", qui s’est tenue en ligne en mai 2020, rassemblant plus de 300 représentants d’entreprises, associations et organismes publics.

Des chaînes d’alimentation trop concentrées

La crise actuelle a accentué des phénomènes préexistants et notamment les décalages fréquents entre l’offre alimentaire, soumise à des aléas économiques autant que climatiques, et la demande, également variable. La production, la distribution et la consommation alimentaires ont été particulièrement bouleversées par le manque de main-d’œuvre pour récolter et vendre les produits, ainsi que par la baisse des exportations et la fermeture des restaurants, marchés ou cantines. Les consommateurs ont quant à eux davantage acheté de produits secs et surgelés en supermarché, et moins de produits frais tels que la viande, le poisson, les fruits et les légumes, qu’ils consomment plus souvent au restaurant.

Ce qu’a révélé ce contexte de bouleversements, c’est le manque de résilience de longues chaînes d’approvisionnement où l’activité est concentrée entre les mains de peu d’entreprises aux larges parts de marché. Les fournisseurs aux infrastructures et aux partenaires commerciaux spécialisés ont du mal à se tourner vers d’autres acheteurs, par exemple lorsque cela requiert de reconditionner en plus petit format des meules de fromage de 30 kilos destiné à la restauration collective.

Revaloriser l'alimentation et ses travailleurs

L’État a rapidement soutenu les collectivités locales pour assurer la redistribution d’une partie des surplus aux associations d’aide alimentaire. Mais répartir la nourriture excédentaire n’est pas une solution miracle : les banques alimentaires manquaient déjà avant la crise de capacité logistique, de transport et de stockage, sans mentionner les inadéquations entre la nourriture disponible et les besoins des populations vulnérables. La redistribution repose aussi sur le travail de bénévoles, dont une grande partie appartenait à la tranche d’âge vulnérable au virus.

Tous les travailleurs et travailleuses assurant l’accès à l’alimentation sont apparus indispensables, au vu des quantités de pertes et de l’insécurité alimentaire causée par le manque de main-d’œuvre. Leur labeur est pourtant si peu valorisé que les travailleurs agricoles ou les employés de la restauration ou de la grande distribution eux-mêmes sont parfois victimes de précarité alimentaire. Les futures politiques alimentaires devront réévaluer le travail de celles et ceux qui produisent, distribuent, mais aussi redistribuent notre nourriture. Cela aidera également à réduire les gaspillages.

Dilemme entre durabilité et sécurité sanitaire

La crise rappelle en même temps que nous avons bel et bien besoin d’un certain niveau d’excédents, non seulement pour faire face à des imprévus, mais aussi pour assurer la qualité nutritionnelle, gustative ou sanitaire de notre alimentation. Les fruits et légumes consommés au restaurant, par exemple, génèrent davantage de gaspillage, mais sont souvent meilleurs sur le plan nutritionnel que des produits moins périssables. Certaines règles d’hygiène sont aussi sources de gaspillage alimentaire, comme des dates de péremption strictes ou des restrictions sur la réutilisation de sous-produits animaux, au nom de la sécurité sanitaire. Il est possible que les mesures d’hygiène renforcées par la pandémie poussent à utiliser davantage d’emballages jetables, générant des déchets, de la pollution et paradoxalement d’autres conséquences néfastes pour la santé.

Les objectifs environnementaux n’étant pas la priorité, certaines actions visant à développer l’économie circulaire ont été suspendues jusqu’à nouvel ordre. Des villes américaines ont coupé le budget de la collecte de compost, considérée comme un service non essentiel, alors même que les agriculteurs reçoivent des subventions pour des engrais chimiques. Comment la situation actuelle peut-elle alors amener à transformer les systèmes alimentaires en alliant durabilité et sécurité alimentaire ?

Réformer les politiques agricoles

Les plans de relance devront soutenir des modes de production moins intensifs tels que l’agroécologie, qui préservent les ressources tout en valorisant le travail des agriculteurs et leurs produits, durables et de qualité. Les politiques et mécanismes fiscaux adoptés contre le gaspillage doivent quant à eux encourager d’abord la prévention des pertes et gaspillages, puis la redistribution de la nourriture excédentaire aux citoyens et citoyennes, à condition qu’elle soit de bonne qualité nutritionnelle et gustative.

Pour développer l’économie circulaire, il faut permettre ensuite l’utilisation des produits et sous-produits non comestibles pour nourrir des animaux dans le respect de règles sanitaires et, en dernier recours, encourager le compostage ou la méthanisation.

Réguler les pratiques commerciales

Des réglementations pourraient aussi rendre les pratiques et les relations commerciales plus transparentes et plus équitables, tout en limitant les pertes. Alors même que la crise a amené des producteurs à communiquer sur leurs difficultés à écouler leurs produits, il s’agit de pousser l’ensemble des acteurs de la production et de la distribution à mesurer et à mettre au jour leurs pertes et gaspillages, pour mieux les réduire. Des mesures réglementaires s’appuyant sur la récente Directive européenne contre les pratiques commerciales déloyales dans la chaîne alimentaire sont essentielles pour empêcher par exemple de grandes enseignes de distribution d’imposer des conditions strictes et d’annuler des commandes au dernier moment, générant des pertes pour leurs fournisseurs.

Mobiliser l’innovation

La crise du coronavirus a fait émerger de nouveaux partenariats et des opérations de solidarité, comme des industries ou restaurants qui ont transformé et cuisiné des produits excédentaires pour les soignants et autres travailleurs des secteurs essentiels. Plus généralement, des technologies et entreprises innovantes peuvent améliorer la collaboration entre acteurs et augmenter la flexibilité des chaînes alimentaires, à l’instar de plates-formes qui optimisent la mise en relation de l’offre et de la demande et le partage d’alimentation.

L’application Too Good to Go aide par exemple les commerces à vendre des produits proches de leur date de péremption à prix réduit. L’entreprise s’est adaptée pendant la crise pour redistribuer les denrées de restaurants qui allaient fermer. Les investissements publics et privés sont indispensables pour développer et généraliser de telles entreprises de lutte contre le gaspillage alimentaire. Les technologies de planification et d’automatisation ainsi que le commerce en ligne, propulsé par la crise, pourraient optimiser les processus productifs, augmenter la sécurité alimentaire et réduire les gaspillages. Mais de telles innovations risquent aussi d’accroître le gâchis en déconnectant encore plus les citoyens de la vraie valeur de leur alimentation. Un recul réel des pertes et gaspillages implique des changements structurels au-delà des solutions technologiques.

Développer des systèmes alimentaires territorialisés

À l’heure de construire le "monde d’après", posons-nous la question des systèmes alimentaires les plus capables de résister aux crises. Si les agriculteurs pouvaient accéder à des marchés diversifiés, avec des liens plus directs aux consommateurs à une échelle locale ou régionale, les systèmes seraient moins gaspilleurs et plus résilients. Les circuits courts et ventes directes du producteur au consommateur ont déjà considérablement augmenté pendant la crise, et certaines AMAP ont vu leur nombre d’adhérents se multiplier.

Se doter de chaînes alimentaires plus courtes et territorialisées réduit l’empreinte liée au transport des marchandises et aux emballages, limite les risques sanitaires, et favorise le développement d’une économie circulaire.

Revaloriser l’alimentation

La crise actuelle est aussi l’occasion de mieux prendre conscience de la valeur de l’alimentation. Si certains se sont rués dans les magasins pour faire des stocks, ont trop acheté ou gaspillé, d’autres ont aussi appris de nouvelles façons de réduire le gaspillage : planifier ses courses et ses repas à l’avance, mieux conserver les aliments selon leurs dates de péremption, cuisiner avec les ingrédients à disposition ou encore accommoder les restes. S’il est trop tôt pour déterminer si de telles pratiques vont perdurer, la fermeture des restaurants et la difficulté d’accès aux magasins a remis en question l’idée que nous pouvions toujours manger tout ce que nous voulions sans attendre.

Un système alimentaire plus durable doit au contraire reposer sur les produits disponibles localement selon les saisons, en revalorisant le travail de celles et ceux qui produisent, procurent ou cuisinent ces aliments pour nous. Seule une transformation des normes sociales permettra de valoriser la qualité et la durabilité plutôt que la quantité, et la résilience plutôt que la surabondance.The Conversation

Marie Mourad, est docteure en sociologie, Sciences Po