Cet article est republié à partir de The Conversation France 

L’innovation organisationnelle (ou managériale) est un levier de croissance et de performance pour les organisations, rappelle BPI France. Des chercheurs soulignent même le fait qu’elle serait le principal vecteur d’innovation en France, devant l’innovation technologique. Mais l’innovation organisationnelle est loin d’être une sinécure. Mue par un élan d’émancipation de l’ordre normal des choses, elle constitue un défi à l’ordre établi. Des philosophes du "devenir" ont vu dans cette dynamique, l’objet d’un désir qui s’émancipe de l’ordre établi et qu’ils qualifient de "ligne de fuite".

Celle-ci opère une déterritorialisation, c’est-à-dire un affranchissement de ce qui organise un territoire. En ce sens, une ligne de fuite est constitutive d’un désordre que les tenants du territoire tentent parfois de "reterritorialiser" , c’est-à-dire de ramener dans le giron de ce qui fait territoire.

Une position inconfortable

Dans le cas d’un groupe international évoluant dans le domaine des technologies de la santé, la recherche a montré l’effet du déploiement d’une innovation organisationnelle voulue par le siège et imposée à une filiale danoise. Le nouveau dispositif de gestion, voulu par le siège s’affranchissait des pratiques locales de la filiale et rompaient avec l’ordre établi. Tout en comprenant la démarche du siège, les managers de la filiale considéraient que cela dégradait les conditions de travail des managers de la filiale. Le nouveau dispositif de gestion, utile pour le siège, ne présentait, en revanche, aucune utilité pour les managers du territoire de la filiale danoise.

Finalement, les managers locaux sont parvenus à dévier le nouveau dispositif perturbant les normes de l’ordre établi, de façon à le rendre propre à leur usage. Ce faisant, les managers ont reterritorialisé une initiative qui remettait en cause l’ordre établi. Dans le cas d’un organisme de formation professionnelle pour adultes, subventionné par l’État, deux chercheurs français ont montré les difficultés du passage à l’ouverture à la concurrence, à la suite de l’édiction d’une directive européenne.

Le développement de l’activité privée a remis en cause un fonctionnement administratif propre à une gestion parapublique. La remise en cause qui s’en est suivie a mis de nombreux managers intermédiaires en difficulté car la volonté de s’engager sur des marchés concurrentiels privés a entraîné de nouvelles exigences managériales et de nouvelles incertitudes.

Tout en comprenant la nécessité de l’évolution en cours, les managers ont alors parfois adopté des postures défensives ou reterritorialisantes devant des situations jugées incertaines voire absurdes. Certains managers se sont, par exemple, ligués contre un projet qui leur paraissait absurde, au sein d’un des établissements.

Paradoxe et équilibre subtil

Dans le cas d’un groupe bancaire, la mise en œuvre d’une organisation duale a également perturbé l’ordre établi (recherche réalisée par les trois auteurs, à paraître dans la revue Management & Avenir, fin 2021). Cette organisation duale visait à stimuler l’innovation au sein d’un groupe bancaire, à côté de l’organisation hiérarchique classique. Les managers intermédiaires ont accueilli la démarche de différentes façons. Certains ont adhéré et accepté de libérer leurs collaborateurs pour participer aux activités de la nouvelle structure quand d’autres adoptaient une attitude plus passive. D’autres enfin, ont fait preuve de défiance en renâclant à libérer leurs collaborateurs pour participer aux projets de la nouvelle structure.

L’organisation duale a modifié les relations entre managers et collaborateurs, en laissant à ces derniers la libre appréciation de leur participation aux activités de la nouvelle structure, indépendamment de la volonté du manager. Cela correspondait à une perte partielle d’autorité. En ce sens, l’innovation organisationnelle, a représenté un défi pour certains managers intermédiaires qui ont tenté de reterritorialiser ce qui, à leurs yeux, pouvait générer de l’incertitude.

Habitués à préserver leur organisation et son fonctionnement, les managers intermédiaires œuvrent souvent en protecteurs. La difficulté, ici, tient à ce que l’innovation organisationnelle, vitale pour la pérennité d’une organisation, est aussi porteuse de risques et d’incertitudes.

Dans ces différents cas, tout le paradoxe de la position des managers intermédiaires réside dans le fait qu’ils doivent, à la fois, lutter contre et promouvoir ce qui fuit de l’ordre établi. On voit ici, tout le défi que représente l’innovation organisationnelle, pour la préservation de l’équilibre subtil, entre ordre établi et lignes de fuite.The Conversation

Yann Quéméner, Professeur en contrôle de gestion, Brest Business School et Abdelwahab Aït Razouk, Professeur en Management des Ressources Humaines, Brest Business School