Cet article est republié à partir de The Conversation France

La révolution digitale a permis aux internautes de communiquer, de transférer et de gérer des quantités impressionnantes d’informations sur l’ensemble de la planète. La révolution neuroscientifique permet, elle, pour la première fois dans l’humanité, d’observer le fonctionnement du comportement du cerveau. L’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMF), l’électroencéphalographie (EEG), la conductance électrodermale et beaucoup d’autres techniques d’information cérébrale apportent aujourd’hui de nouvelles connaissances relayées par de nombreuses publications neuroscientifiques.

Dans la limite des législations nationales, elles donnent aux entreprises la possibilité de visualiser les réactions intimes et inconscientes de leurs clients lorsqu’ils se trouvent confrontés aux actions destinées à les comprendre, les informer, les convaincre, les séduire. Cela les conduit ainsi à repenser la manière de concevoir et de gérer plus efficacement leur relation avec ces derniers.

Les apports des études neuroscientifiques se traduisent dans plusieurs domaines : création de nouveaux concepts pour les points de vente faisant davantage appel aux sens et aux émotions, humanisation des robots d’accueil et de vente, perfectionnement de la communication grand public et digitale, amélioration de la sensorialité d’Internet…

Autant de points que nous étudions dans nos travaux sur les comportements inconscients du cerveau des consommateurs et leurs conséquences sur la gestion de la relation clients.

En s’adressant directement à l’inconscient du cerveau et à ses sentiments, les techniques neuroscientifiques courent toutefois le danger de devenir manipulatrices. La protection des clients contre d’éventuels abus semble alors devoir constituer un sujet de préoccupation pour les États comme pour les entreprises.

Espaces expérientiels et sensoriels

Les études traditionnelles reposant sur des enquêtes par questionnaire ne cessent de présenter leurs limites concernant la connaissance des clients. Par souci de paraître politiquement correct ou par simple ignorance, les interviewés répondent trop souvent ce qui leur plaît, ce qu’ils pensent qui plaira, mais pas forcément ce qu’ils pensent ou ressentent réellement.

Les techniques d’information cérébrale permettent d’aller au-delà. Elles remettent notamment profondément en cause l’idée fortement répandue que les décisions du cerveau sont conscientes, logiques et rationnelles. Au cours d’un achat, les sens et les émotions jouent un rôle fondamental. Les études qui le mettent en évidence s’avèrent de plus en plus indispensables pour parfaire la connaissance profonde de la pensée des clients afin d’améliorer la gestion de leur relation.

Les magasins Nature & Découvertes s’appuient beaucoup sur les expériences olfactives et sensorielles qu’ils proposent aux clients.
Office du tourisme Paris, CC BY-SA

Celle-ci devient par ailleurs cruciale pour la survie des espaces de vente et de service face à la puissance des géants d’Internet tels qu’Amazon ou son pendant chinois Alibaba. Elle nécessite une transformation qui repose sur les savoirs émanant des connaissances cognitives et neuroscientifiques sensorielles sur le comportement du cerveau.

Ainsi les clients se voient-ils désormais proposer des espaces expérientiels et sensoriels. Ils vont avoir plaisir à venir car leur cerveau s’y sent bien et plus seulement pour faire des achats. Reconçus pour être agréables à leurs sens, ces lieux de vente tentent de tirer profit des faiblesses d’Internet. Le web reste en effet un médium peu convivial où certaines potentialités sensorielles telles que l’odorat, le toucher et le goût restent difficiles à communiquer.

Des exemples typiques comme celui des magasins Nature & Découvertes se multiplient. La relation avec le client y devient affective autant que commerciale.

Efficacité du " nudge "

En construisant ce nouveau type de relation avec leurs clients, les entreprises s’efforcent d’associer la convivialité humaine et la sensorialité des boutiques à la praticité des achats permise par Internet. Les contraintes imposées par la Covid en Europe ne font qu’accélérer cette mutation, notamment auprès des commerces de proximité.

Les plates-formes ne demeurent cependant pas en reste. Une autre application des neurosciences vise à leur apporter un ensemble d’éléments sensoriels destinés à les rendre plus conviviaux et à corriger leurs faiblesses concernant le toucher, l’odorat et le goût.

Certaines technologies neurosensorielles voient le jour à l’image des techniques haptiques qui visent à améliorer le toucher, ou de la clé USB olfactive commercialisée par l’entreprise bretonne Exhalia pour transférer des odeurs par informatique.

Internet s’intéresse aussi à la méthode des " nudges ", ces petits coups de pouce qui poussent à prendre une décision. Inspirée par les travaux de l’économie comportementale et du " Nobel " Daniel Kahneman, elle exploite les " biais cognitifs " du cerveau. Actuellement utilisé dans le but d’améliorer les services publics et la vie en société, ce procédé subliminal peut devenir un outil performant pour s’adresser à la relation client à partir des dispositifs digitaux.

Source de réussite pour la communication

Les robots d’accueil et commerciaux connaissent, eux, un important développement dans la plupart des pays. Ils permettent, à travers la perception de l’écriture, de la voix ou encore des expressions faciales des clients, de détecter les signes qui reflètent les ressentis de leur cerveau face aux propositions formulées.

En améliorant leur convivialité digitale, ces " chatbots " ou " voicebots " deviennent artificiellement perçus comme plus humains et intelligents que de simples machines. Cette " empathie neuroscientifique " augmente également significativement leur efficacité commerciale.

De façon plus générale, en utilisant les techniques neuroscientifiques, il devient possible d’améliorer la communication grand public et digitale. Elles permettent d’étudier l’effet que produit directement dans le cerveau des clients la visualisation des vidéos, figures ou messages présentés.

De nombreuses sociétés multinationales, aussi différentes que Google, Microsoft, Hyundai, Walt Disney Co., Pepsico, Yahoo, Ebay, Chevron, considèrent que l’emploi des études neuroscientifiques constitue une source de réussite pour la communication avec leurs clients.

Création de " neuro-droits "

En s’adressant directement à l’inconscient du cerveau, les technologies issues de la révolution neuroscientifique peuvent toutefois être source de manipulations des clients et utilisées à leur détriment. Il n’est cependant pas dans l’intérêt des entreprises sérieuses, avant tout soucieuses de pérenniser leur relation client, de recourir à de tels procédés manipulatoires.

En effet, lorsqu’après avoir eu le temps de réfléchir, un client se rendra compte qu’il a été manipulé, le risque est grand qu’il se détache de l’enseigne, qu’il lui assigne des notes négatives et une mauvaise publicité sur les réseaux sociaux.

Les États peuvent contribuer à la protection de leurs citoyens contre de potentiels abus. Certains pays comme le Chili s’intéressent d’ailleurs déjà à la création de " neuro-droits ". Ceux-ci sont destinés à protéger les citoyens contre les possibles intrusions dans leur cerveau d’informations et de sollicitations non désirées. De plus en plus de chercheurs estiment également que les États ainsi que les entreprises devraient enseigner à leur public les modes de comportement inconscients du cerveau ainsi que l’existence de sa naturelle soumission à des " biais cognitifs ".


Michel Badoc, professeur émérite à HEC-Paris, et Anne Sophie Bayle-Tourtoulou, professeur associé à HEC-Paris sont les auteurs des livres _Le Neuro-Consommateur, comment Les Neurosciences éclairent les décisions d’achat du consommateur (Editions Eyrolles, Nov. 2016, Label Scientifique FNEGE 2017) et The Neuro-consumer, adapting marketing and communication strategies for the subconscious, instinctive and irrational brain, Routledge, 2020._The Conversation

Anne-Sophie Bayle-Tourtoulou, Professeur associé de marketing, HEC Paris Business School et Michel Badoc, Professeur émérite en marketing, HEC Paris Business School