Tribunes par Xavier Lazarus
écrit le 28 juillet 2022, MÀJ le 23 mai 2023
28 juillet 2022
Temps de lecture : 11 minutes
11 min
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Xavier Lazarus : "Cela ne fait aucun doute, une bulle des valeurs technologiques s’est formée puis a éclaté"

Xavier Lazarus, cofondateur du fonds d’investissement Elaia depuis 20 ans, partage sur Maddyness sa réflexion sur les évolutions actuelles du marché. Ce qui a pu se passer ces deux dernières années et comment il est possible de l’interpréter.
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Ancien chercheur en mathématiques abstraites, managing partner d’Elaia, au board de startups comme Mirakl & iBanFirst, il revient dans nos colonnes dans une série de 5 épisodes, qui seront publiés toutes les semaines, sur le monde qui s’ouvre à nous et ce à quoi l’écosystème doit se préparer (ou non) dans les prochaines années. 

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Malgré les prédictions de tous, la Covid a surtout été une période d'angoisse de trois semaines pour l'industrie de la technologie/startup/VC, suivie des meilleurs 20 mois de l'histoire.

Alors, que se passe-t-il maintenant ? Sommes-nous cette fois-ci confrontés à une crise de longue date dans notre secteur ? S'agit-il d'une crise de type 2000 ou 2008 ? Comment les startups et les sociétés de capital-risque doivent-elles s'adapter, au-delà de la série d'e-mails envoyés par chaque investisseur sur la prise en compte des coûts et le retour à des conditions raisonnables pour les futurs cycles de financement ? Et verrons-nous un été après cet hiver, et quand cela se produira-t-il ?

Je vais essayer de résumer mes réflexions sur ces questions dans cinq chapitres qui seront publiés chaque semaine et dans lesquels je synthétise les nombreuses discussions que j'ai eues avec des acteurs clés des deux côtés de l'Atlantique ainsi que ma propre analyse basée sur mon expérience passée des périodes de crise dans la tech (avoir commencé quand certains de mes collègues étaient encore en maternelle, est l'un des rares privilèges que j'ai sur le marché !). Il ne s'agit en aucun cas d'une thèse infaillible ni d'une boule de cristal omnisciente, mais plutôt d'un fort désir de partager des données et de susciter des réflexions, afin que nous puissions collectivement surmonter les conditions orageuses qui se profilent.

Chapitre 1 : Cela ne fait aucun doute, une bulle des valeurs technologiques s’est formée puis a éclaté (mais peut-être pas en 2022)

Officiellement, la bulle technologique a éclaté fin 2021 aux États-Unis, même si celle-ci ne s'est propagée que plus récemment en Europe. Notez que je ne suis pas sûr que cela impacte les investissements en phase d’amorçage, d’après certaines transactions qui progressent encore sur le marché.

Pour moi, cela ressemble beaucoup aux années 2000. En revanche, Il existe deux différences majeures entre hier et aujourd'hui :

  • Le besoin de produits et de services technologiques est maintenant bien établi, et un bon nombre des entreprises technologiques cotées en bourse sont de véritables et très précieuses entreprises. Selon la Computing Technology Industry Association : l'industrie technologique américaine employait environ 5,8 millions de personnes (soit 4 % de l'emploi total aux États-Unis) en 2021.
  • Si vous regardez attentivement, la différence majeure avec les années 2000 réside dans le B2B plutôt que dans le B2C, car le SaaS ou le Cloud n'existaient pas à cette époque. Donc les valorisations importantes des éditeurs de logiciels de l’époque, n'étaient pas vraiment justifiées par une nouvelle tendance de croissance majeure.

En fait, l'incroyable performance du Nasdaq à l'automne 2021, tirée par un meilleur dynamisme des actifs et la frénésie d'achat des " Tiger Globals " du monde, a pu cacher le fait que la baisse des valorisations dans la technologie aurait peut-être commencé encore plus tôt l'année dernière. Mais, cela ne s’est pas vu immédiatement du fait que les indices sont portés par la dynamique des capitalisations boursières des GAFAM. Néanmoins, l'optimisme a toujours été la doxa à suivre sur les marchés privés et les nouveaux leaders de la catégorie ont montré la voie à une croissance sur le long terme, de leurs valorisations et de leurs multiples sous-jacents jusqu'au pic du 18 novembre 2021.

A noter que le Nasdaq a baissé d'environ 30 % depuis, mais l'indice cloud a baissé de 55 %, ce qui montre que même le Nasdaq, dopé par la qualité du P&L des grandes capitalisations, n'est peut-être pas le meilleur indicateur pour comprendre le drame qui s'est produit.

Y a-t-il une raison spécifique pour laquelle le bouillonnant marché technologique pré-Covid, se soit transformé en une super bulle qui a éclaté sans trop de bruit aux côtés d'une onde de choc plus grande et peut-être pire ?

Certains diront que l'augmentation des valorisations était principalement liée au fait que la Covid a poussé le monde technologique sur le devant de la scène ; soit pour un usage personnel (je me suis abonné à au moins six nouveaux services de streaming différents) ou pour la transformation numérique des entreprises (quand un PDG ferme ses bureaux et que son activité devient en ligne et à distance, y a-t-il d'autres choix que d'augmenter leur rythme d'investissement dans les outils de transformation numérique ?).

C'est sûrement le cas, entraînant une phase de croissance forte et légitime des revenus (et parfois même des bénéfices) pour l'industrie technologique, faisant grimper les multiples de valorisation, et conduisant à la hausse importante des valorisations que nous avons constatée. Petit intermède mathématique : si vous doublez vos prévisions de revenus à court terme et vos revenus Price to NTM (revenus sur les douze prochains mois), alors le multiple des ventes devrait doubler, en raison du profil de croissance plus élevé de votre entreprise, ce qui se traduit par votre valorisation multipliée par plus de 4 !

Cet argument est en partie vrai et me rend confiant sur le long terme sur ce que nous faisons chez Elaia : nous soutenons les disrupteurs technologiques. Malheureusement, il y a d’autres choses à avoir en tête et ce n'est pas toujours aussi positif.

En analysant plus profondément, ce qui me frappe, c'est que les principaux pays développés ont sorti toute leur artillerie pendant la pandémie pour soutenir l'économie, sponsorisée par des munitions gratuites de leurs banques centrales. Cela a permis de maintenir les salaires, la consommation, le bilan des entreprises, etc. au-dessus de la ligne de flottaison et indépendamment de toute logique économique. À titre d'exemple, le niveau de faillite dans l'UE était bien inférieur en 2020/début 2021 qu’à son niveau normal lorsque l'économie est florissante (voir ci-dessous). Clairement, il y a eu un peu de sur-réaction, justifiée par un nouveau type de crise pour laquelle le playbook n'avait pas encore été écrit.

Ce débordement de trésorerie a atterri, pour une grande partie, dans le P&L des entreprises technologiques, mais il semble qu'une grande partie de cet argent ait été également redirigée directement vers les marchés boursiers et ses investissements spéculatifs, une raison probable pour laquelle peut-être, de nombreuses entreprises ou personnes subventionnées n’avaient pas besoin de ce soutien fort - en particulier en Europe.

En raison de cette augmentation des capitaux disponibles sur les marchés technologiques, les investissements technologiques (dont une partie était de l'argent réel) sont devenus majeurs pour les fondateurs, les VC, les Business Angels, les transactions boursières, les investisseurs institutionnels, et même complètement déjantés pour ceux qui sont actifs dans les crypto-monnaies et les NFTs.

Lorsque vous gagnez beaucoup d'argent, votre idée de "Who cares?" augmente en conséquence. Le seuil de “who cares ?” est un concept très simple : supposons que vous êtes un cadre bien payé mais normalement sans pression financière réelle ni problèmes à gérer, vous n’êtes pas à l'affût d’offres promotionnelles pour économiser quelques dollars lors de vos achats de tous les jours. Cependant, vous ne pouvez pas acquérir impulsivement une œuvre d'art de 10 000 $ lorsque vous vous promenez dans un quartier artistique chic. Votre "Who cares?" se situe entre ces deux limites : c'est le niveau d'argent en dessous duquel cela ne vous dérange pas de l'avoir dépensé, peut-être imprudemment, ou payé trop cher, ou d'avoir joué et perdu.

Imaginez maintenant que vous êtes un crypto zillionnaire qui s’est lancé en mars 2021 ou un fondateur de licorne de 25 ans qui vient de lever un énorme tour avec une bonne partie d’investissement secondaire. Votre "Who cares ?" vient de grimper en flèche, et vous pouvez décider en un clin d'œil de mettre beaucoup d'argent irrationnel sur un tour d’amorçage ou une émission de jetons sans vous soucier du revers de la médaille. La même chose, même à plus grande échelle, s'appliquerait à tous les VCs qui multiplieraient par 5 ou 10, la taille de leurs fonds et oublieraient que la discipline est la règle du jeu.

Ce type d'investisseur est devenu légion au cours des deux dernières années et, à mon avis, c'est la principale raison pour laquelle la demande d'investissements technologiques et cryptographiques a augmenté si rapidement (alors que le mouvement sous-jacent du web3 et de la décentralisation est vraiment intéressant, la folie des cryptos en 2021 était incroyablement spéculatif). Les valorisations ont ensuite flambé, conduisant à des bénéfices papier écrasants, à la fois en multiples et en TRI, conduisant les fonds et les investisseurs individuels à ce qu’ils ne se soucient plus des prix, leur seuil de “Who cares ?” s’étant relevé en conséquence. Des valeurs montants associées à un excès de demande par rapport à l'offre existante a commencé à tourner et c’est comme ça que la bulle s'est agrandie. Cela s’est même accéléré massivement parce que, dans le même temps, les rendements n'étaient pas vraiment attrayants dans la plupart des autres classes d'actifs.

Malheureusement, ce genre de séquence conduit toujours à une surchauffe du système puis à un éclatement. C'est un fait connu, avec des preuves répétées dans l'histoire alors que les cycles se répètent et parce que, mine de rien, les humains sont toujours des humains. Voici la version courte et simplifiée de ce qui s'est passé - veuillez noter qu'il ne s'agit que d'une tentative de simplification du concept de cycles économiques et de bulles :

  • Étape 1 : Un tsunami de nouveaux investisseurs, à la recherche d'argent rapide et facile, inonde le marché alors qu'ils n'auraient jamais dû investir sur ce marché (l’histoire célèbre du chauffeur de taxi de Warren Buffett).
  • Étape 2 : La pression sur les prix s'intensifie et le marché passe d'une croissance soutenue à une flambée incontrôlée.
  • Étape 3.1 : Certains des investisseurs " titulaires " ont commencé à retirer des gains, tout en continuant à crier sur reddit ou Twitter que le marché n'en était qu'à un point de départ.

Remarque : les nouveaux investisseurs avides d'un marché spéculatif peuvent vraiment être naïfs : l'année dernière, les gars de la crypto ressemblaient vraiment à votre ami, dans un lac gelé, avec des lèvres bleues et un corps tremblant, vous disant que vous devriez les rejoindre pour une baignade alors que ce qu'ils voulaient vraiment, c'était de se remettre sur le sable et se sécher avec votre serviette pendant que vous gelez dans l'eau !

  • Étape 3.2 : De nombreuses entreprises, y compris de nombreuses entreprises de deuxième rang, décident de profiter des conditions du marché et augmentent ainsi considérablement l'offre d'actifs disponibles à un prix incompréhensible (le raz de marée vers les IPO/ICO/NFT/ de 2021).
  • Étape 4 : Au point de basculement, l'offre dépasse complètement la demande et les prix commencent à baisser, d'abord sur les actifs de second rang, puis sur l'ensemble du marché. Notez qu'au début de cette phase, le marché peut encore croître en moyenne car il reste encore beaucoup d'argent qui rejoint tardivement la fête mais ces nouveaux investisseurs craignent que quelque chose ne tourne mal alors ils investissent généralement dans des actifs et des marques plus établis (le fameux “final fly to quality”).
  • Étape 5 : À un moment donné, tous les chiffres sont entre le rouge et le rouge sang, alors les investisseurs commencent à sentir que leurs pertes sont réelles, ils comprennent qu'ils sont moins riches qu'avant, leur “Who cares ?”  diminue considérablement.
  • Étape 6 : Par conséquent, la plupart des investisseurs arrêtent d'investir ou même essaient de liquider leurs actifs, et la poignée d’autres qui sont ouverts aux affaires, réduisent fortement le rythme et la taille de tout nouvel investissement. Les prix baissent encore plus, entamant un cercle vicieux négatif qui remplace le précédent volant d'inertie positif. Une baisse incontrôlée du marché se produit ; la bulle a éclaté !

C'est principalement ce qui s'est passé jusqu'à présent, un peu comme une sorte de correction du marché de 2000, peut-être plus rapide, mais tout va plus vite maintenant, non ? La principale question serait alors, qu'est-ce qui fait la différence entre une correction du marché et une explosion du marché ? Sommes-nous simplement confrontés à un ajustement excessif, auquel cas nous devrions tous recommencer à investir bientôt, ou sommes-nous face à un hiver plus long, et peut-être même au début d'une nouvelle ère glaciaire ?

Nous en discuterons dans le chapitre suivant : Pour ajouter une deuxième couche de problèmes à l'éclatement de la bulle technologique.