Le “métro, boulot, dodo”, c'est fini ? Au coeur d'un marché du travail en profonde mutation qui demande des changements immédiats et profonds de la plupart des acteurs économiques, ceux-ci seront-ils capables de s'adapter ? Maddyness se penche sur ses questions épineuses avec Brenda Mendoza Martinez (Responsable des programmes Talent et Gestion de Carrière au sein du groupe Carrefour) et Nazim Chibane (le fondateur de Klara).

Vous évoquez d'une différence nette chez les nouvelles recrues entre la "génération COVID" et celle "post COVID", vous pouvez nous en dire plus ?

(Nazim Chibane) Comme dans bien des secteurs, le COVID a été un accélérateur "malheureux" de transformation et je crois en effet que cette crise sanitaire a durablement impacté les attentes des candidats.

A mon sens, cette crise nous a rappelé que rien n'était impossible : confinement, restriction de déplacement, mettre en pause une grande partie de l'activité économique...

Elle a aussi inscrite dans tous les esprits et particulièrement à toute une génération qu'avec une volonté de l'État et une application individuelle forte il était possible de faire ce que l'on pensait hier impossible.

Les nouvelles recrues ne peuvent donc pas entendre que l'impact social, l'écologie ou encore l'inclusion ne sont pas des préoccupations importantes des entreprises.

(Brenda Mendoza Martinez) Je pense que cette différence est aussi étroitement liée à un rapport de force, durant la crise du COVID, nous avons tous entendu parler de la précarité des étudiants et de leurs souffrances car le marché de l’emploi était à l'arrêt.

Nous avons tous également connu autour de nous des nombreuses personnes en chômage partiel, malades et faisant alors face à une énorme incertitude. Les entreprises qui recrutaient étaient donc rares et toute entreprise avec un minimum de stabilité devenait attractive.

Le marché du travail a repris fortement depuis quelques mois, tous les secteurs d’activité ont envie de rattraper ces 2 ans “perdus”. Cette accélération d’activité a déréglé le marché du travail, ce qui maintenant nous donne l’impression que nous avons tous énormément d'opportunités et que nous avons le souci du choix : nous ne nous laissons plus le temps de prendre la meilleure offre et ce sont les enchères qui décident.

"Chaque année nous donne une nouvelle tendance et nous sommes obligés de nous adapter à celle-ci."

Je pense toutefois sincèrement que les tendances se renversent dans une période très courte, chaque année nous donne une nouvelle tendance et nous sommes obligés de nous adapter à celle-ci et d’innover pour nous différencier, c'est aussi ce qui fera la différence entre les acteurs qui s'en sortiront par le haut des autres.

Comment cela a-t-il pu impacter le talent management ? Comment faire en sorte de retenir ces talents ?

(Nazim) Mécaniquement, les attentes du candidat d'hier deviennent celles du collaborateur de demain.

"Mécaniquement, les attentes du candidat d'hier deviennent celles du collaborateur de demain."

Savoir recruter les meilleurs talents doit aller de pair avec savoir les conserver, la promesse employeur est la plus précieuse mais aussi la plus fragile des choses pour une gestion des talents aboutie. L'important pour l'entreprise est d'être cohérente : cohérente afin de rester aux yeux des talents fidèles aux raisons qui les ont poussés à la rejoindre.

(Brenda) Je différencie les nouveaux collaborateurs (qui doivent encore faire leurs preuves pour être identifiés comme des "Talents") et les collaborateurs qui ont quelques années d'expérience et qui, de par leur contribution, sont considérés comme “Précieux” et que l'entreprise n'a pas envie de voir partir.

En général, les collaborateurs “Talents” ont des carrières rapides, des beaux postes / parcours et se voient chassés en permanence avec des offres très attrayantes en externe. Ce qu’on peut envisager sur la rétention de ces personnes en particulier c’est justement de rendre / garantir une carrière dynamique, qu’ils changent de poste minimum tous les 2 ans avec des scopes stimulants et un plan de carrière bien défini pour qu’ils voient un avenir dans l'entreprise.

Il existe aussi la rétention un peu plus mécanique qui consiste à développer des dispositifs financiers tels que les LTI (Long term incentives) qui promettent des sommes très intéressantes sur la base d’un temps de présence défini (3 ans) et des résultats diverses et variés. Les résultats opérationnels peuvent être liés au chiffre d’affaires global, parts de marché développées, croissance externe, entre autres…

Toujours dans une optique d’encourager la performance collective (pour la performance individuelle on a déjà en général des bonus ou des commissions). Globalement c’est un dispositif qui cible les dirigeants d’une entreprise mais, que l’on peut étendre aux collaborateurs à plus fort impact au sein de l’organisation.

Un autre impact de la crise covid est la forte prise de conscience de l'équilibre perso / pro, les collaborateurs cherchent certes, un épanouissement professionnel mais qui leur permet une souplesse pour se permettre une résidence secondaire en campagne et avec un aménagement de temps de travail très souple.

Concernant la rémunération, est-ce toujours aussi déterminant ?

(Brenda) C’est important, il faut que les collaborateurs se sentent rémunérés à l’hauteur de leurs compétences, du marché interne et externe.

Il y a des métiers en tension et les entreprises se sentent prêtes à investir dans des salaires très élevés par besoin. Je fais référence à tous les métiers de la data, du digital qui viennent casser tous les codes traditionnels de l’entreprise.

"Tous les métiers de la data, du digital qui viennent casser tous les codes traditionnels de l’entreprise."

Je vais peut-être être un peu cliché mais il n’est pas rare qu’ils aient des évolutions de salaire de 20 à 30% d’une année à l’autre en changeant d’entreprise. Ils peuvent être considérés comme “seniors” indépendamment de leur âge s’ils maîtrisent de manière avancée une technicité / langage et, surtout leur vision de l’évolution n’est pas verticale mais en fonction de la difficulté et / ou la technicité du projet en question.

Les cycles d’augmentation classiques ne sont pas adaptés à ce type de profil et surtout, nous n’avons pas l’habitude de donner 20% d’augmentation sans changer de niveau hiérarchique.

"Nous n’avons pas l’habitude de donner 20% d’augmentation sans changer de niveau hiérarchique."

Un autre levier de rétention pour ces profils peuvent être les certifications, encore une fois, les formations proposées par les catalogues d’entreprise sont assez généralistes et un profil data ne trouvera pas forcément ce dont il / elle a envie de se spécialiser. La rémunération est fondamentale mais pense que nous pouvons mieux armer nos politiques pour faire en sorte d'améliorer notre rétention.

(Nazim) La rémunération est toujours et demeurera toujours importante. Mais au-delà de la rémunération, c'est la dynamique d'évolution salariale qui est un levier significatif de rétention des talents.

"C'est la dynamique d'évolution salariale qui est un levier significatif de rétention des talents."

Aujourd'hui, il est important pour une organisation de pouvoir se donner la liberté d'augmenter ses talents quand elle le souhaite tout en respectant son équilibre économique. C'est quelque chose qui est déjà bien pratiqué dans l'écosystème : depuis ses débuts, Aircall propose par exemple d'augmenter ses collaborateurs les plus performants tous les 3 mois. Swile permet à chacun de ses collaborateurs de demander à n'importe quel moment de l'année un entretien avec son manager ou les équipes RH pour parler de sa carrière et de sa rémunération.

Et comment faire face aux attentes de changement immédiat, à l'impatience de la majorité jouant souvent sur leurs motivations et leurs fidélités ?

(Brenda) Effectivement, depuis 2 à 3 ans, les personnes ont besoin de sentir un alignement entre leurs valeurs et les valeurs portées par l’entreprise, je sens qu’un certain nombre de collaborateurs vivent un conflit interne entre deux options, l’associatif qui demande un certain sacrifice dans son niveau de vie et le privé qui peut paraître long à agir mais, qui pour autant montre des ambitions en matière de développement durable sauf que généralement les résultats qui seront visibles à horizon 5 à 10 ans.

Les jeunes générations sont très impatientes, avides d’impact écologique et social (et c'est une bonne nouvelle !), elles veulent des actions beaucoup plus radicales de la part des entreprises et surtout qu’elles tiennent leurs positions en faveur de l’impact. Pour autant, peu d’entreprises peuvent renverser l’équation et assurer leur survie en même temps, ce qui les force à entamer une transition progressive, ce qui n'est pas ou plus acceptable pour les plus jeunes générations.

Si je dois l'illustrer, je demande aux jeunes que j’accompagne via des programmes internes, de me formuler des initiatives qui peuvent être faites à notre niveau en utilisant la force du collectif (15 personnes), pour petit à petit se concentrer sur un impact à portée de main.

Par exemple : j’ai échangé récemment avec une personne qui est en mission dans un hypermarché depuis 5 mois, elle ne supporte pas que les employés utilisent sans cesse les gobelets jetables alors qu’ils pourraient avoir une tasse.

Nous avons trouvé une manière de donner une autre perspective et une solution concrète : je sais que ces personnes ne seront pas convaincus avec des arguments de “bonne conscience” ou liés au réchauffement climatique, mais nous avons pu par contre afficher les prix de traitement de déchets qui sont payés chaque mois par l'entreprise et mettre des objectifs de réduction de cette facture en particulier qui impacte leurs résultats, cela a pu réduire l’utilisation des produits jetables avec un argument économique plutôt que de s'épuiser à trouver des arguments qui ne font pas mouche.

Un autre exemple : je fais attention à cibler les postes et missions qui favorisent des objectifs de transition alimentaire, d’inclusion, de mise en place des paniers anti-gaspillage etc. Je les invite alors à parrainer nos collaborateurs issus de quartiers prioritaires et qui intègrent nos programmes de promotion interne pour leur servir de mentors.

Nous avons également pris en compte leurs demandes d’être acteurs de la transition alimentaire et mettons en place des séminaires appelés “engage day” avec des fresques du climat, des ateliers pour embarquer nos collègues moins sensibles et on échange sur comment agir à notre échelle pour augmenter notre impact à très court terme.

Certes, ce n’est pas une solution magique mais on les accompagne à gérer leur impatience et à se focaliser sur les actions à notre échelle qui nous rapprochent de nos convictions.

(Nazim) En quelques mois, nous sommes passés de : "roulons tous avec le dernier SUV diesel" à "un ministre nous recommande de porter le col roulé pour ne pas allumer le chauffage" !

"En quelques mois, nous sommes passés de : "roulons tous avec le dernier SUV diesel" à "un ministre nous recommande de porter le col roulé pour ne pas allumer le chauffage" !"

La brutalité de ce changement de paradigme oblige les entreprises à se transformer certes, mais surtout à se transformer très (trop) vite ! La décision du fondateur de Patagonia ne peut être prise par toutes les entreprises, pour autant aujourd'hui aucune organisation ne doit passer à côté des enjeux RSE.

Et cela est devenu un levier de recrutement significatif en particulier pour les talents les plus chassés, c'est tant mieux.

Surtout quand l'équilibre vie personnelle / professionnelle devient si fondamental, comment le prendre en compte et faire en sorte de conserver un engagement qui a fait le socle de la plupart des entreprises ?

(Nazim) Cet équilibre vie personnelle / professionnelle challenge en réalité l'entreprise sur un sujet cœur : sa culture.

"Cet équilibre vie personnelle / professionnelle challenge en réalité l'entreprise sur un sujet cœur : sa culture."

Qu'est que l'entreprise souhaite retrouver chez un maximum de ses collaborateurs ? Si c'est l'engagement de ses collaborateurs alors afin d'être cohérent il faut qu'elle puisse tout mettre en œuvre pour y arriver.

Cela peut donc passer par une liberté toujours plus importante des collaborateurs dans leurs modes de travail (télétravail, semaine de 4 jours, work from anywhere...), etc. mais pas tout en même temps.

(Brenda) Nous avons parlé des valeurs, du salaire, d’une pénurie de talents… à tout cela vient en effet s’ajouter un changement dans le rapport au travail qui s’est exacerbé post crise COVID.

Beaucoup d’entreprises se sont vues lancer des projets “new ways of working”, les flex offices, le full remote, le travail hybride et j’en passe.

Maintenant il y a une exigence auprès des entreprises, les gens ont envie de maîtriser leur temps de travail comme bon leur semble et de pouvoir insérer une partie de leur vie personnelle pendant les heures du travail. C’est surement propre aux cadres mais ils attendent une souplesse forte de la part des entreprises, c'est fini le “métro, boulot, dodo”, maintenant l’équilibre dans nos vies devient la priorité.

Je pense que les entreprises ont du mal à dessiner un cadre qui convient à tout le monde, entre ceux qui veulent travailler à la campagne, à l’étranger, en full remote et en présentiel il est difficile de satisfaire tout le monde.

Je pense que cette souplesse est un levier de rétention / attraction de candidats et en même temps, j’observe que l’attachement aux entreprises est peut-être moins visible qu’avant. Les priorités ont été réétudiées pour un certain nombre d’entre nous et le travail ne ressort pas toujours en tête de liste.

"Les priorités ont été réétudiées pour un certain nombre d’entre nous et le travail ne ressort pas toujours en tête de liste."

Je pense qu’il faut accompagner les managers à s’adapter à ces nouvelles attentes, ne pas oublier les collaborateurs que l’on voit moins et surtout à essayer de créer une dynamique de performance collective malgré la diminution de moments informels.

Comment voyez-vous le futur proche du marché du travail ? est-ce un "new normal" ?

(Nazim) Je crois qu'une transformation sociétale majeure est lancée et que comme toute transformation, nous ne reviendrons plus en arrière.

Comme l'histoire des mutations économiques nous le montre : les entreprises qui vont survivre vont surfer sur cette transformation et seront celles du monde de demain. D'autres réaliseront ces transformations à marche forcée et suivront le mouvement et puis il y aura les "Kodak"...

"Les entreprises qui vont survivre vont surfer sur cette transformation et seront celles du monde de demain. D'autres réaliseront ces transformations à marche forcée et suivront le mouvement et puis il y aura les "Kodak"..."

(Brenda) Je crois qu’en effet c’est un new normal, les modes de travail ont évolué et les pratiques se sont ancrées. Je pense que le contexte économique, géopolitique peut grandement influencer le comportement des gens et revoir ses attentes à la hausse et / ou à la baisse d’une année sur l’autre.

Nous sommes dans une phase de transition, beaucoup de changements peuvent encore s'opérer et comme le dit Nazim, la rapidité d’adaptation des entreprises reste primordiale.

Je reste optimiste face à un marché du travail tendu, il faut travailler son approche de rétention et de développement des collaborateurs, ils sont nos meilleurs ambassadeurs.

Il faut aussi que nos dirigeants intègrent ce changement d'attentes et du rapport au travail pour qu’ils soutiennent cette transformation et s’assurent que leur entreprise reste alignée avec l’évolution du marché.