écrit le 20 juillet 2023
20 juillet 2023
Temps de lecture : 13 minutes
13 min
38976

Le futur du travail ne sera pas monolithique

Comment appréhender les prochaines mutations du monde du travail ? Si un retour vers le monde d'avant paraît impossible, la question de la quête de sens intervient dans les entretiens. Retours sur les nouveaux enjeux du secteur RH, avec Eugénie Chaltiel, CEO de High Flyers.
Temps de lecture : 13 minutes
Partager
Ne passez pas à côté de l'économie de demain, recevez tous les jours à 7H30 la newsletter de Maddyness.

Le monde du travail a changé ; nous entendons souvent cette remarque, est-ce vraiment le cas ? Après l'euphorie incroyable des dernières années, retrouverons-nous un "monde d'avant" ?

Si on traite uniquement des modes de travail : 

Il me semble que l’euphorie des dernières années a essentiellement visé l’écosystème tech & digital : l’économie traditionnelle (prépondérante en termes de nombre d’entreprises et de volume de CA contributif au PIB français) a été nettement moins concernée.

Ces 10 dernières années, l’écosystème tech & digital a eu au moins une vertu essentielle : il a fait bouger les lignes en essayant de nouveaux modes de travail. Semaine de 4 jours, congés à volonté, télétravail à 100%, holacratie, etc... Certains essais ont été des succès et se sont pérennisés, d’autres ont été des échecs et ont été abandonnés. 

Faire ces tests a permis a minima de montrer qu’il était possible de sortir des dogmatismes, et de créer de nouvelles normes d’entreprise, adaptées/sélectionnées selon les structures. À ce titre, il me semble que c’est un succès, et surtout nous savons maintenant que le monde du travail peut être changé : rien n’est jamais statique. 

"nous savons maintenant que le monde du travail peut être changé : rien n’est jamais statique"

En revanche, les enjeux macroéconomiques actuels et leur répercussion au niveau de l’écosystème (aka crise du financement) nous rappellent les fondamentaux de la notion d’entreprise : c’est une “unité économique, juridiquement autonome dont la fonction principale est de produire des biens ou des services pour le marché” (INSEE)

Bref : créer de la valeur.

Par conséquent, il y a un retour à la rationalité et à l’optimisation. Il n’est pas l’heure des baby-foot. Il faut travailler de façon efficiente. 

Un retour en arrière? Non.

Une capacité à créer de la valeur dans un univers de travail qui a (enfin) remis l’humain au centre? Oui. 

Comment vois-tu d'ailleurs l'évolution sur ces nouvelles pratiques RH largement diffusées (semaine du 4 jours, full remote, etc.) ? 

À l’aune de toutes les sociétés avec lesquelles nous travaillons, il ressort que la réponse ne peut pas être monolithique. En réalité, l’efficacité et la durabilité de ces nouvelles pratiques semble dépendre de 3 paramètres majeurs : 

1) Organisation interne à l’entreprise  

La semaine de 4 jours et le full remote ne peuvent pas reposer uniquement sur la notion de confiance entre collaborateurs. Plus la société “grossit”, plus les risques de dérapage s’amplifient. En réalité, tout repose sur l’organisation interne : 

Il faut un système de mesure de la performance “crystal clear”. Cela permet à chacun de savoir précisément ce qu’il a à faire, et d’identifier rapidement les difficultés ou problèmes. C’est un gros travail qui doit être effectué en amont par les C level, et qui doit être clairement communiqué en interne. Sans oublier un alignement des plans de variable à l’aune des key metrics de performance.

"La semaine de 4 jours et le full remote ne peuvent pas reposer uniquement sur la notion de confiance entre collaborateurs"

Il faut aussi un management adapté : les rituels d’équipe, les reportings, les process et les outils de communication doivent correspondre à l’organisation mise en place. 

Par exemple, 

> une culture de la communication écrite pour pallier au full remote.Tout doit passer par Slack ou autre outils de communication asynchrone. 

> des team meetings par visio tous les lundis et les vendredis, afin de lancer et clôturer la semaine, en célébrant les succès et en échangeant sur les points de difficulté. 

Finalement, peu importe que les collaborateurs travaillent 3 jours par semaine en habitant à Singapour. L’essentiel est qu’ils délivrent la valeur attendue. 

"Finalement, peu importe que les collaborateurs travaillent 3 jours par semaine en habitant à Singapour. L’essentiel est qu’ils délivrent la valeur attendue"

En revanche, il est très difficile de créer et de maintenir une culture forte en full remote. Avec un peu de recul, la majorité des dirigeants en conviennent. Les team buildings sont un faible palliatif car très ponctuels. Or cette culture d’entreprise est un sujet majeur qui permet la cohésion d’équipe, et donc l’émergence d’un collectif. Qui lui même permet la création de valeur. 

2) Niveau de séniorité des collaborateurs 

Je mettrais juste un bémol à cette analyse : il me semble qu’il est important que les juniors en entreprise soient formés, tant sur le fond de leur métier que sur la forme. La vie en entreprise présuppose une certaine rigueur, des contraintes, de la vélocité sur des sujets, des livrables, des échéances… Quoi de mieux que d’être en présentiel, et de partager ces apprentissages avec des managers autour de soi? 

Les juniors qui ont des bases saines dans leur rapport au travail pourront ensuite bénéficier d’une organisation du travail beaucoup plus souple, mais sans jamais se départir d’un professionnalisme qui les aidera tout au long de leur carrière. 

3) L’enjeu des “droit acquis”

Contrairement aux US, la France a un droit social peu souple. L’idée n’est pas de remettre en cause ce système (qui a des défauts et des vertus évidentes). En revanche, notre cadre juridique a une caractéristique : il entérine les droits acquis. 

Cela signifie qu’un dirigeant qui met en place un système peut difficilement revenir en arrière si cela s’avère nécessaire dans un contexte économique mouvant. 

Ma philosophie sur le sujet est qu’il faut un Pacte Social avec les collaborateurs consistant à affirmer que tant que ces pratiques permettent à la société de créer le bon niveau de valeur (CA, niveau de marge, traction users, ou tout autres metrics), alors elles peuvent perdurer. Toujours de façon équitable avec l’ensemble des salariés. 

En revanche, en cas de difficulté de l’entreprise (exogène ou endogène), tous les collaborateurs doivent se mobiliser : les cycles de l’entreprise ne sont pas toujours propices aux pratiques “souples” d’organisation. Parfois, il est plus approprié d’être en présentiel, 5 jours sur 5, et se battre collectivement, intensément, pour garantir la performance de l’entreprise. 

Finalement, c’est cette intelligence collective qui permet aux organisations d’évoluer et de s’adapter.

Nous traitons souvent dans nos colonnes des plans de layoffs des différents acteurs de notre écosystème en ce moment, est-ce une vraie tendance de fond ou un soubresaut ponctuel ?

Pour différentes raisons macroéconomiques, le ralentissement des actions technologiques américaines a commencé au quatrième trimestre 2021 - il a fallu 2 trimestres pour affecter le capital-risque (sachant que la croissance PE est la première à encaisser le coup) et un autre trimestre environ pour se propager à travers l'Atlantique, direction l’Europe. 

Depuis Q4 2022, l’écosystème tech & digital européen est officiellement impacté.

2022/2023 instaure un nouveau paradigme : le bon vieux temps des levées de fonds toujours plus importantes tous les 1,5 à 2 ans est révolu car les LPs réallouent leur cash sur des “assets” avec des rentabilités plus stables et élevées. 

L’impact est direct : 

  • Au niveau des fonds: 
    • Refocus des fonds sur les US car les LPs dominants sont américains (pour rappel, les startups européennes avaient pris 70 milliards d'euros d’investisseurs américains en 2021, poussant les valorisations à la hausse en Europe). 
    • Globalement moins d’argent dans l’écosystème européen. Les fonds européens ont eux-mêmes du mal à boucler leurs nouveaux fonds.
  • Au niveau des startups : 
    • Moins de vélocité pour les levées de fonds. 
    • Plus de sélectivité (qualité, prix) dans les dossiers.
    • Une réapparition de la notion de rentabilité (à court/moyen/long terme).
    • Et surtout, une obligation d’accroître les runway. 

Ce dernier point est le plus important. Dans l’écosystème tech&digital, environ 80% du cash burn est lié aux charges salariales. Accroître les runway signifie donc une optimisation et une rationalisation des masses salariales. 

"dans l’écosystème tech&digital, environ 80% du cash burn est lié aux charges salariales"

Il y a donc une vague réelle de licenciements dans l’écosystème. En revanche, contrairement aux US, cette vague est difficilement mesurable en France.

Aux US, les plans de layoffs ont été officiellement annoncés. Et ils ont été fait plutôt d’un bloc, avec un gros pourcentage des effectifs. D’ailleurs tous les chiffres sont annoncés par Techcrunch. Cela a deux vertus : 1) il n’y a pas de latence décisionnelle, ce qui induit donc un rebond économique plus rapide et 2) les salariés se repositionnent plus vite car les autres startups sont informées des profils disponibles. 

En France, les “licenciements” sont peu communiqués et en plusieurs vagues. C’est moins incisif. Ils sont soit effectués au fil de l’eau, soit via des ruptures conventionnelles individuelles, soit via des RCC (ruptures conventionnelles collectives). A date, aucun acteur n’a communiqué publiquement sur un PSE, car ce système est trop contraignant, et surtout il fait mauvaise presse. Les mécaniques adoptées sont souvent hors radar. 

Il n’y a donc pas de chiffres officiels. 

Néanmoins, l’équipe High Flyers a un poste d’observatoire intéressant. Nous avons comparé le nom de candidatures spontanées des dernières années. Les chiffres sont révélateurs. 

Quant à savoir si c’est un soubresaut ou une tendance de fond….Nous n’avons pas de boule de cristal. En revanche, 2 éléments peuvent être analysés : 

  • L’Allemagne est officiellement rentrée en récession en mai 2023. La France va probablement suivre, avec un cycle économique compliqué. Cela a mécaniquement un impact sur l’écosystème tech&digital (allocation des fonds des LPs, financement, business…), qui ne va pas se résorber rapidement…
  • Le corollaire est que les organisations sont contraintes de se rationaliser. Cela est sain : il ne faut pas oublier que les startups/licornes sont avant tout des entreprises, et qu’elles doivent à terme démontrer une profitabilité. Par conséquent, le pilotage de la masse salariale devrait donc se pérenniser, et c’est bénéfique pour tout le monde.

Une excellente nouvelle se dessine néanmoins en ligne de fond : dans ce climat de rationalisation post-euphorie, les projets à impact et/ou green suscitent l’intérêt des investisseurs et des LPs. Ils bénéficient enfin de circuits de financement ad hoc. Il est donc fort à parier qu’une nouvelle poche de valeur va se déployer, avec un socle de valeurs fortes. 

"Il est fort à parier qu’une nouvelle poche de valeur va se déployer, avec un socle de valeurs fortes."

Nous avons une vraie différence avec les US sur ce plan avec un droit du travail plus ferme, les entreprises peuvent-elles être aussi agiles ? 

Effectivement, le droit du travail français est l’un des plus contraignants au monde pour les dirigeants. D’ailleurs, les scale-ups à dimension internationale avec des bureaux en multi-pays commencent quasi toujours leurs plans de layoffs avec la France, pour finir avec les US afin d’aligner les timing d’offboarding. L’un prend 3 mois minimum tandis que l’autre peut être exécuté en 15 jours…

Outre les délais, les sociétés françaises ne peuvent pas impunément licencier un volume conséquent de salariés, ou proposer des Ruptures Conventionnelles individuelles à tout va. Si un nombre important de salariés est concerné, alors ils doivent activer un protocole dédié : PSE ou RCC (qui répondent à des critères différents).

  • Le plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) est un dispositif qui prévoit diverses mesures dans le but d'éviter ou de limiter les licenciements pour motif économique dans l'entreprise. Le PSE est obligatoire dans les entreprises de 50 salariés minimum, lorsque le projet de licenciement concerne 10 salariés minimum sur une période de 30 jours consécutifs.

Or toutes les sociétés n’ont pas nécessairement un motif économique à invoquer. En ce moment, les start-ups anticipent leur runway à l’aune d’une levée de fonds qui va être décalée. Elles ne pouvaient donc pas mettre en place un PSE (qui est par ailleurs très contraignant). 

  • La création de la mécanique de RCC (Rupture Conventionnelle Collective) change la donne. Apparue avec la réforme du code du travail du 22 septembre 2017, et entrée en vigueur le 4 janvier 2018, elle permet de supprimer des emplois dans une société, même en absence de contraintes économiques. C'est une mesure qui entre dans la définition d'un plan de départ volontaire autonome. 

Il ne s'agit ni d'une démission, ni d'un licenciement, mais d'une rupture de contrat d’un commun accord entre l’employeur et l’employé. Seulement, sa mise en place est collective et, contrairement à la rupture conventionnelle individuelle (créée en 2008), elle relève d'abord de l’initiative de l’employeur.

Plusieurs conditions sont à remplir, notamment : formalisation du nombre maximal de départs envisagés, de suppressions d’emplois associées, durée de mise en œuvre de la RCC, conditions à remplir par le salarié pour bénéficier du RCC (ex : appartenance à un groupe professionnel ou à un secteur d’activité précis), modalités de présentation et d'examen des candidatures au départ des salariés, critères de départage entre les potentiels candidats, etc….

L’avantage pour les salariés concernés?  Ils peuvent quitter leur poste sans être contraint de démissionner, et se lancer vers d’autres perspectives plus intéressantes. Les RCC proposent notamment un accompagnement type outplacement dans un emploi équivalent, des actions pouvant vous aider dans une reconversion ou une formation, ou encore un soutien de création d’activité entrepreneuriale. Toutes ces options sont accompagnées d’un package financier négocié au niveau collectif et alloué aux salariés qui postulent et obtiennent la RCC. Sans oublier la mise en place post rupture du contrat de travail des Aides de Retour à l’Emploi (ARE / chômage). 

"Quand on parle des layoffs dans notre écosystème, on oublie donc souvent d’évoquer que la plupart des dirigeants ont déployé des RCC."

High Flyers les accompagne sur la dimension accompagnement des salariés en posture de choix (“dois-je prendre la RCC?”, “Quels sont mes droits?”, etc…), mais aussi en outplacement : une fois qu’ils ont validé leur RCC, nous sommes à leurs côtés pour les coacher, se positionner sur le marché du travail, les aider à trouver de belles opportunités professionnelles, monter leur société, ou encore se reconvertir.

Comment faire pour que ces plans se passent "au mieux" ? Sans créer de rupture profonde dans les équipes ou dans la marque, as-tu des bonnes pratiques à partager ?

Rien n’empêchera une société de se restructurer. Le déploiement d’une RCC fait partie des best practices, qui peuvent se révéler un terreau d’opportunités pour les salariés sortants.

Les RCC permettent justement de traiter de façon juste et équitable les salariés en posture de sortie de l’entreprise. Ils ne sont pas livrés à eux-mêmes. Au contraire, nous les accompagnons à chaque étape, et la RCC modélisée/proposée par l’employeur contient des aides non négligeables, en particulier sur le plan financier. 

Corrélativement, cela permet aussi aux salariés non éligibles à la RCC, qui restent dans l’entreprise, de savoir que leur employeur traite bien les collaborateurs. Cela permet un climat social plutôt apaisé. 

Nous avons une position très claire sur le sujet au sein de High Flyers : les offboardings sont aussi importants que les onboardings. 

Pour plusieurs raisons : 1) respect des salariés sortants qui ont contribué à l’aventure de l’entreprise, 2) climat social pour les salariés restants et 3) maintien d’une marque employeur de qualité (il est si difficile de la construire qu’il serait dommage de tout détruire en quelques semaines avec des layoffs mal gérés…).

Autres best practises : 

  • Il est important post layoff de bien redessiner les périmètres de responsabilité des collaborateurs restants. Cela requiert un travail en amont au niveau de la direction, mais aussi au niveau managérial, pour s’assure qu’il n’y a pas de “trou dans la raquette”, ou encore des collaborateurs qui héritent d’une charge indécente de travail (le fameux “équivalent 3 postes pour 1 personne”...).
  • Il est possible, selon la taille de l’entreprise, de mettre en place un réseau d’alumni. On l’oublie souvent, mais vos meilleurs ambassadeurs (recrutement et new business) peuvent aussi être vos ex collaborateurs! 
  • N’oubliez pas que les lettres de recommandation peuvent être très utiles pour les collaborateurs sortants. Prenez le temps de les rédiger de façon circonstanciée et factuelle.