L’Europe a pris conscience très tôt de l’importance stratégique de l’accès à l’espace, sur le plan civil comme militaire. Sous l’impulsion du Général de Gaulle, la France a réussi en 1965 le lancement d’un premier satellite avec la fusée Diamant, devenant le 3ème pays après l’URSS et les États-Unis capable de mettre un satellite sur orbite avec son propre lanceur. Pour rivaliser avec les investissements massifs consentis par les États-Unis et l’Union Soviétique dans la conquête spatiale, il devient rapidement clair que les seuls efforts français ne suffiront pas. En juillet 1973, 11 pays européens se réunissent à Bruxelles pour la deuxième Conférence spatiale européenne et décident de mutualiser leurs efforts pour lancer en commun le programme Ariane. Quelques années plus tard, en 1979, la fusée Ariane 1 réussit son premier lancement. L’Europe dispose désormais d’un lanceur capable de mettre des satellites sur orbite géostationnaire, ce qui fournit aux nations européennes un avantage considérable sur le plan militaire et scientifique.

Malgré ces premiers succès, la mutualisation de nos efforts à l’échelle européenne n’a pas permis de développer un programme spatial rivalisant avec celui des autres grandes puissances. L’Union européenne ne dispose d’aucune fusée capable de réaliser des vols habités et dépend encore de coopérations avec les États-Unis et la Russie pour envoyer ses astronautes sur la Station Spatiale Internationale. Ariane permet de garantir l’indépendance européenne en matière de lancement de satellites, mais les lancements commerciaux européens coûtent encore significativement plus cher que ceux réalisés par les entreprises américaines massivement subventionnées. L’entreprise SpaceX, fondée en 2002 par l’ancien dirigeant de Paypal Elon Musk et devenue en 20 ans le leader mondial du secteur spatial, a perçu plus de 5,5 milliards de dollars grâce à des contrats avec la NASA et l’armée américaine entre 2002 et 2015. Ces contrats gouvernementaux correspondent à de vrais besoins pour les États-Unis, mais sont signés à des prix plus élevés que les lancements effectués pour des entreprises privées et constituent une forme de subvention indirecte de l’État fédéral américain à SpaceX, qui contribue à garantir sa compétitivité face à la concurrence internationale.

L'Europe manque de financements pour faire émerger des innovations technologiques

Les moyens limités consacrés par l’Europe à l’exploration spatiale se traduisent également par un retard technologique. SpaceX a réussi à industrialiser son offre et à développer des innovations majeures grâce aux nombreux lancements réalisés par le gouvernement américain pour ses besoins militaires et scientifiques. La startup américaine a développé une technologie permettant la réutilisation du lanceur de sa fusée Falcon 9, ce qui permet plusieurs dizaines de millions d’euros d’économies en moyenne par lancement. Cette technologie n’a cependant d’intérêt qu’avec un grand nombre de lancements, auxquels les fusées européennes sont incapables de prétendre. SpaceX a réalisé 31 lancements en 2021 et 61 en 2022, alors qu’Ariane 6 prévoit un total de 11 à 12 décollages par an. Pour rester compétitive, la prochaine génération des fusées Ariane intègre une série d’innovations technologiques permettant une diminution de 40 % des coûts par rapport à l’actuelle Ariane 5, mais reste handicapée par le faible nombre de lancements de fusées réalisés par les États européens pour leurs besoins scientifiques, industriels ou militaires.

Le retard européen est également accentué par l’incapacité de nos fonds de capital-risque à financer les lourds investissements nécessaires pour développer de nouvelles technologies sur ce secteur. SpaceX a levé 100 millions de dollars dès sa création et a totalisé en 20 ans près de 10 milliards de dollars de levées de fonds, atteignant en 2023 une valorisation d’environ 150 milliards de dollars. Le nombre d’entreprises françaises qui ont levé plus de 500 M€ en 2021 ou en 2022 se compte sur les doigts d’une main, et de telles levées de fonds restent également très rares au niveau européen.

Alors que les technologies développées par les startups du secteur spatial seront indispensables pour permettre aux prochaines générations d’Ariane de rivaliser avec SpaceX, l’Europe peine à faire émerger un écosystème dynamique sur ce secteur caractérisé par des investissements massifs, des risques technologiques importants et une forte dépendance aux décisions des États. ArianeGroup a engagé une réflexion sur le sujet et a notamment structuré et financé une spin-off, baptisée Maïa Space, pour développer une technologie de mini-lanceurs réutilisables appliquée à la mise sur orbite basse de petits satellites. La structuration autour d’ArianeGroup d’un écosystème de startups soutenues massivement par le biais de contrats publics et de financements publics et privés sera indispensable pour rattraper notre retard technologique en intégrant aux prochaines générations de fusées européennes les innovations développées par ces entreprises du NewSpace.

Un rattrapage indispensable, qui passe par une massification des efforts européens en matière de conquête spatiale

L’Europe a connu de nombreuses difficultés ces dernières années pour conserver sa place dans la compétition spatiale. Le développement de la fusée Ariane 6 a pris 4 ans de retard et le premier décollage commercial du lanceur léger européen Vega-C, qui devait nous permettre de mettre sur orbite de petits satellites, s’est soldé par un échec. Ces difficultés ne doivent pas nous conduire à accepter une dépendance pérenne vis-à-vis des États-Unis, alors que la maîtrise de l’espace prend de plus en plus d’importance dans les domaines numérique et militaire.

Elon Musk a notamment exploité l’avance de SpaceX pour mettre sur orbite basse la constellation Starlink composée de plus de 4.500 satellites, qui offre à ses clients un accès rapide à internet partout dans le monde. En février dernier, alors que la Russie bombardait les infrastructures civiles et militaires clés de l’Ukraine dans le cadre de sa tentative d’invasion, le gouvernement ukrainien s’est rendu compte que l’accès à internet et aux réseaux de communication risquait d’être compromis dans une partie du pays. SpaceX a accepté de fournir des stations Starlink pour garantir aux forces ukrainiennes un accès fiable à internet malgré les tentatives de brouillage russes, ce qui a joué un rôle décisif dans la capacité de l’Ukraine à résister à la tentative d’invasion de Vladimir Poutine.

Le retard européen pourrait être rapidement rattrapé. En quelques années, la Chine est parvenue à devenir une puissance spatiale de premier plan rivalisant directement avec les États-Unis et a réalisé depuis quelques années de nombreuses prouesses technologiques : atterrissage sur la face cachée de la Lune en 2019, envoi d’un robot d’exploration sur Mars en 2021, mise sur orbite d’une station spatiale chinoise en 2022. Les spécialistes estiment que Pékin investit environ 15 milliards de dollars par an dans la conquête spatiale, un niveau rivalisant avec les efforts américains ; en comparaison, les États membres de l’Union européenne ont décidé de revaloriser le budget de l’European Space Agency (ESA), mais celui-ci reste 4 fois plus faible que celui de la NASA.

La mutualisation des efforts des pays européens sous l’égide de l’ESA a permis de préserver des capacités de lancement avec Ariane, mais notre programme spatial n’est pas dimensionné pour concurrencer les États-Unis et la Chine. L'Europe ne pourra devenir une puissance spatiale de premier plan que si ses États membres assument de faire de la conquête de l’espace une priorité, et acceptent d’y consacrer les moyens nécessaires.