Le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes a publié un rapport le 7 novembre à l'intitulé équivoque : "La femme invisible dans le numérique". A l'intérieur, nous apprenions que seulement 29% des effectifs en France dans ce secteur étaient des femmes en 2020, dont 16% seulement dans les métiers techniques, et 22% aux postes de direction. Une sous-représentation qui s'accompagne d'un effet de cercle vicieux. Moins les femmes sont présentes, moins les environnements de travail sont adaptés pour elles, en termes d'outils ou de langage, les repoussant encore un peu plus en dehors des frontières de la tech.

Ces inégalités ne sont pas nouvelles. Elles puisent leur origine dès l'enfance où les métiers technologiques et scientifiques sont moins valorisés auprès des petites filles, puis se poursuivent durant les études supérieures - les écoles étant de véritables "berceaux de culture sexiste" - et enfin, dans les entreprises. Et si des mesures ont été mises en place pour attirer plus de talents féminins, encore faut-il... les y retenir ensuite. Un défi loin d'être gagné : selon Caroline Ramade, fondatrice et CEO de 50inTech, une femme sur deux quitte la tech après ses 35 ans.

Pourquoi les femmes quittent la tech ?

Les raisons de ces départs sont multiples, nous explique l'experte. D'abord, l'ambiance de travail toxique et sexiste, couplée à une "faiblesse des politiques anti-discriminations" : "l'over-masculinisation ne donne pas envie de rester". Il y ensuite les problématiques d'égalité salariale (avec un écart de revenus moyen de 19% dans les rémunérations entre hommes et femmes en Europe dans la tech), et les possibilités d'évolution de carrière. "On estime qu'environ 35% des employées dans le secteur sont bloquées à leur niveau, sans perspective de grimper dans les échelons".

Enfin, il faut citer le manque de flexibilité, temporairement "un peu résolu" suite au Covid et à la généralisation du télétravail, mais qui revient peu à peu dans le monde de l'entreprise. Comme l'avait démontré la chercheuse américaine Claudia Goldin, Prix Nobel d'Économie en 2023, les emplois à responsabilité impliquent souvent des horaires longs et non-flexibles... ce qui creuse les inégalités, puisque les femmes restent très largement en charge du travail domestique et s'occupent aussi plus des enfants, ou des parents lorsque ces derniers perdent en autonomie. Combiner les deux est bien souvent impossible, et cela décourage plus d'une salariée...

"On attribue ce type de demandes de plus de flexibilité aux nouvelles générations, elles-mêmes souvent associées à l'image d'une génération un peu fainéante. Pourtant la prise en compte de ces désirs serait libératrice pour l'ensemble des employés, et devrait être prioritaire pour les entreprises. Il est grand temps de sortir du modèle rigide qui crame les employés un à un, et de remettre en question les modèles existants...", recommande Caroline Ramade.

La féminisation doit d'abord atteindre les postes de direction

Pour retenir les femmes dans la tech, il faudrait donc agir sur plusieurs leviers : renforcer les politiques anti-discrimination, les politiques de congés parental, garantir plus de flexibilité, assurer plus de transparence sur les revenus avec des grilles de salaires claires, et enfin, mieux accompagner les femmes dans leur carrière. "On ne leur explique pas comment devenir manager", remarque Caroline Ramade.

Pour Alexia Reiss, déléguée générale de SISTA, un collectif qui vise à promouvoir l’inclusivité parmi les leaders, équipes dirigeantes et entrepreneurs, “la féminisation de la tech passe aussi par celle des postes de direction”. Cela importe lors des processus de recrutement, où les femmes seraient plus à même d’accepter un emploi dans une entreprise où la diversité semble privilégiée, puis plus tard, lorsqu’elles sont en poste. 

“Par exemple, on s’est rendus compte que l’absence de role model et de femmes à des postes de direction faisait que les employées se projetaient moins, et avaient du mal à envisager des évolutions de carrière, et donc, elles partaient. Dans certaines sociétés de la tech, à partir d’un certain niveau de poste, elles se retrouvent être la seule femme présente. Elles peuvent quitter l’entreprise, ou légitimement se dire que cela ne serait pas le cas dans d’autres secteurs, et choisir de quitter la tech…” 

Si des lois existent bien pour promouvoir la parité, comme la loi Rixain qui impose aux entreprises de plus de 1000 salariés une “obligation de représentation équilibrée entre les femmes et les hommes parmi les cadres dirigeants et les membres des instances dirigeantes”, tous ne sont pas concernés. Alexia Reiss recommande en ce sens d’adopter, même pour les plus petites entreprises et startups, une démarche plus “proactive”, en imposant ses propres quotas de représentativité. “Il faut penser aux plans de carrière, faire de la place aux femmes”.

Lorsque les équipes dirigeantes sont plus mixtes, on observe aussi une meilleure prise en compte de certains enjeux, comme l'équilibre vie personnelle et vie professionnelle. 

La data, clé de voute de la rétention des femmes dans la tech

Ces conseils fonctionnent-ils ? Oui, à en croire la fondatrice de 50intech. "Les entreprises qui ont renforcé leurs politiques de congés maternité et parental observent par exemple des bénéfices très importants sur la rétention des femmes et leur promotion au sein de l'entreprise. Et cela rejaillit même dans la performance des boîtes, qui serait plus élevée de 2 points environ selon une étude réalisée par BlackRock".

Mais cela ne suffit pas. La véritable solution, pour Alexia Reiss : traiter au sein de chaque entreprise les enjeux de rétention des profils féminins comme “un sujet à part entière”, “avec des données, des études, des KPI”. “Il faut absolument aller observer les phénomènes de turnover, les chiffrer : après combien d’années les femmes quittent-elles l’entreprise ? Si c’est systématiquement au bout de 3 ans, pourquoi ? Ne peut-on pas faire en sorte d’échanger avec elles avant d’arriver à cette échéance, pour savoir comment elles se sentent et identifier ce qu’il manque ? Si elles ne restent pas dès qu’elles arrivent dans telle ou telle équipe, ou dès qu’elles parviennent à un certain niveau hiérarchique : qu’est-ce qui n’est pas adapté ? Il faut prendre le temps de décortiquer chaque étape pour mieux comprendre les raisons qui les poussent à partir”, suggère Alexia Reiss. 

Caroline Ramade appuie cette idée. Chez 50intech, les équipes ont développé un outil, le Gender Score, dont le calcul repose sur 54 KPI. Il permet de recueillir des données précises, mais aussi d'évaluer la perception des employés et employées en matière de parité. Pour le moment, regrette-t-elle, trop peu d'entreprises prennent au sérieux le sujet de la rétention. "On ne mesure ni les efforts à faire, ni les progrès." C'est pourtant un sujet clé. “Se couper des femmes, c’est se couper de 50% de la population, rappelle Alexia Reiss. Dans un contexte où le recrutement de talents est particulièrement complexe, les entreprises ont tout à y perdre..."