"Bonjour madame Dubonnet, il est 7h32, votre cycle de sommeil vient de s’achever, veuillez vous lever". Emma Dubonnet, 84 ans, ne s'était toujours pas habituée à cette voix doucereuse dont était affublé son horrible Roboatou. Elle allait bientôt devoir s'extirper de ses draps, se déplier doucement et défroisser ses muscles pour se hisser hors du lit. Sinon cette affreuse voix ne cesserait jamais son ramdam. Alors qu’Emma glissait ses pieds dans ses chaussons, la boîte de conserve, comme elle aimait l’appeler, avança sur ses deux jambes robotisées pour lui tendre une perle d’eau, encapsulée dans une membrane d’algue, accompagnée d’une gélule. Son premier repas de la journée, un condensé de vitamines, d’insectes élevés industriellement et de poudre de houille, devrait lui tenir au ventre toute la matinée. Même après 30 ans de ce régime, Emma ne s’y habituait pas.

Emma Dubonnet, née Grandcaumont, avait vu le jour en l’an 2000, cette même année où la Terre était supposée disparaître. Mais la Terre en avait vu d’autres… Et aujourd’hui, alors que le calendrier du Roboatou indiquait le 17 janvier 2084, la planète était en train de vivre son premier exode intergalactique. La fille d’Emma, Mila, avait fait partie des premiers terriens à s’être installés à bord des Navigex qui prirent la direction de Mars en 2057. Elle n’avait alors que 24 ans. Depuis, des hordes de vaisseaux quittaient continuellement la planète bleue, vidant petit-à-petit les continents de leurs habitants.  

Ce matin-là, en avalant sa gélule, Emma eut envie de se réconforter et de parler aux siens. À peine eut-elle songé à sa fille et à ses deux merveilleux petit-fils que leurs visages apparurent devant ses yeux. Alors que la réalité virtuelle avait atteint ses limites, elle s’était fait implanter à l’aube de ses 35 ans une puce qui réagissait à ses pensées et aux impulsions électriques de son cerveau, et qui lui permettait de s’immerger à la fois dans sa réalité et dans une autre. En une superposition d’images, elle se retrouvait ainsi chez elle, mais également chez sa fille, sur Mars.

Les garçons étaient attablés et dévoraient avec appétit leurs crackers de chou-fleur goût chocolat et leur omelette reconstituée, pour laquelle il avait suffit de mélanger une brique de blancs et une brique de jaunes, grande spécialité de l’usine agroalimentaire la plus puissante de la planète rouge. Comme à son habitude, Mila se contentait de cartus, des hybrides de carottes qui poussaient telles d’informes épines sur des cactus, tout en sirotant son jus d’argile, une matière riche en oligo-éléments et en minéraux que l’on trouvait en grande quantité sur Mars. Si sur Terre l’agriculture avait radicalement changé de visage depuis l’enfance d’Emma, elle avait encore plus évolué depuis qu’il avait été question de planter des choux dans le sol martien.

Bien sûr, rien ne poussait plus à l’horizontal. D’immenses murs de végétaux et de légumes, installés dans de grands hangars hautement sécurisés, se trouvaient en permanence sous perfusion de granulés d’eau et de nutriments essentiels à leur bonne pousse. Tous les déchets organiques des habitants des cités bulles martiennes étaient recyclés pour produire chaque année des quantités astronomiques de terreau, aux propriétés très éloignées de celui qu’Emma utilisait sur Terre. D’ailleurs, les légumes que sa fille avait connus étant petite avaient disparu pour laisser place à des hybrides, plus résistants et dont le développement pouvait se faire parfois en une nuit. Sur Terre, la grand-mère, elle, chérissait son potager d’intérieur qui lui livrait encore régulièrement tomates, pommes de terre et salades.

Les deux planètes avaient toutefois une chose en commun : ni sur l’une ni sur l’autre, la viande animale n’avait droit de cité. Tout avait commencé dans les années 2020 quand sur Terre, au fil des ans, les populations s’étaient détournées de cette alimentation jugée barbare. Les élevages intensifs avaient diminué peu à peu jusqu’au coup d’arrêt définitif et la promulgation en 2048 d’une loi interdisant la cruauté envers les animaux. Bien sûr, les défenseurs de l’environnement avaient largement soutenu le texte, se réjouissant à l’idée que les émissions de gaz à effet de serre chutent. Pour combler cette absence de viande originelle, dont il ne resterait bientôt plus grand monde pour se souvenir, les éleveurs traditionnels, aidés dans leurs tâches par de savants chimistes comme Marie Écurie, durent inventer une nouvelle manière de cultiver ce qui fut autrefois leur gagne-pain.

À partir de cellules souches qui se reproduisent à l’infini, ils parvinrent à créer une viande in-vitro qui poussait dans d’immenses couveuses : 100% muscle, d’une tendresse inouïe. Grâce à un savoureux mélange d’ingrédients, il devint possible de faire pousser du lapin, du chevreuil ou encore de la grenouille et même du panda. Pour la cuisson, un simple plongeon dans l’eau pendant un temps donné suffisait à obtenir une viande à son goût. 25 secondes pour un steak bleu, 42 secondes pour une viande saignante et 77 secondes pour une escalope à point. Emma avait fini par s’en accommoder et en avait presque oublié le somptueux goût du magret rosé à point que son père avait pris pour habitude de faire revenir au barbecue chaque premier jour de grandes vacances.

La pensée que ses petits-enfants ne pourraient jamais y goûter l’attristait. Bien sûr, sur Terre, la vraie viande vendue sous le manteau à prix d’or existait toujours en très faible quantité, mais impossible d’en envoyer ne serait-ce qu’une micro particule à ses petits-enfants martiens. Alors que son esprit vagabondait dans ses souvenirs de jeunesse, son attention fut attirée par les pots de yaourts à l’huile d’olive qui se trouvaient au bout de la table en fer poli. À côté, des pancakes en spray et des cubes colorés, ersatz de fruits aux goûts exquis, allaient bientôt être fourrés dans leurs sacs par les deux adolescents qui s’en iraient retrouver leurs amis. Le progrès pouvait aussi avoir du bon, soupira avec joie Emma.