En ingurgitant des millions de données, la machine est capable de statuer un diagnostic médical de façon plus fiable qu’un médecin humain à partir d’un cas précis. Géants informatiques et biotechs se lancent à l’assaut de cet énorme marché avec la ferme intention de ringardiser le stéthoscope. Le médecin humain peut-il dès lors conserver son rôle ?

Le cas déconcertait les médecins depuis plus d’un an. En 2015, une patiente japonaise de 60 ans se présente à l’hôpital de Tokyo avec une forme grave de leucémie. Pourtant, le cancer résiste à la chimiothérapie préconisée. L’équipe décide alors de faire appel à Watson, le super ordinateur d’IBM, pour résoudre ce cas étrange. Un monceau d’informations est rentré dans la machine : profil génétique de la patiente, y compris les mutations possibles, revues d’essais cliniques, et plus de 20 millions d’études d’oncologie. Bingo : en moins de 10 minutes, Watson découvre la pathologie dont souffre la malade (une anomalie dans la moelle osseuse).

Du cancer à la psychiatrie

Digérer en un clin d’oeil des millions de données médicales et les comparer à un cas particulier : voilà le secret de l’intelligence artificielle (IA) en médecine. Depuis 2012, plusieurs centres médicaux font appel à Watson pour l’aide au diagnostic. Pour l’instant, le cancer est la principale application. «C’est un domaine très pointu où les avancées scientifiques tant en génétique qu’en pharmacologie vont très vite», explique Antoine Geissbuhler, médecin chef aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Mais à terme, tous les domaines médicaux sont concernés. «A partir d’un Watson de base, on peut l’éduquer à devenir spécialisé dans tel ou tel domaine» confirme Jérôme de Nomazy, de l’équipe «Cognitive Solutions» d’IBM.

En effet, même la psychiatrie est aujourd’hui dans le viseur. A Sophia Antipolis (Nice), l’équipe de Nicolas Glaichenhaus développe par exemple un algorithme prédisant l’efficacité des médicaments contre la schizophrénie à partir d’une simple prise de sang. En Californie, des chercheurs ont mis au point un système qui analyse la voix et les visages des soldats de retour de mission pour déterminer s’ils souffrent de stress post-traumatique.

Vers le marché grand public

IBM n’est pas le seul sur le terrain. Google, avec sa division IA DeepMind, a noué des partenariats avec plusieurs hôpitaux londoniens pour tester son logiciel de diagnostic. Apple, fort de ses millions de données santé, a ouvert une plateforme Research Kit à destination des chercheurs. Les biotechs sont aussi légion à se lancer, dont de jolies pépites françaises. Sophia Genetics améliore par exemple la fiabilité des diagnostics, CardioLogs interprète les électrocardiogrammes et DreamUp Vision dépiste des maladies de l’œil liées au diabète.

De la pure recherche médicale, l’IA s’est échappée vers le grand public, avec des applications «d'aide au diagnostic», comme les françaises SymptoChec et DocForYou ou les américaines HumanDx et Babylon. Google lui-même a annoncé en juin 2016 une nouvelle fonctionnalité à son moteur de recherche : en tapant ses symptômes (par exemple «nausées et maux de tête»), l’internaute aura accès à une liste de causes probables, si cela nécessite une visite chez le médecin et le cas échéant une suggestion d’automédication. Avec un potentiel énorme : 1%  des 3,3 milliards de requêtes quotidienne sur Google sont ainsi liées à un ou plusieurs symptômes médicaux.

Médecin contre intelligence artificielle : un match inégal

Le combat homme-machine semble perdu d’avance. Avec plus de 3000 nouveaux articles indexés chaque jour dans la base de données PubMed, qui regroupe les articles de médecine et de biologie, le médecin humain joue à armes inégales. «Un expert, s’il réussit à lire un article par jour, ne lira qu’un millième de ce qui est publié», confirme le professeur Christian Lovis, médecin chef du département des Sciences de l’information médicale aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).

Selon l’assureur Wellpoint, Watson diagnostique un cancer du poumon avec un taux de réussite de 90% contre 50% pour un médecin. En avril 2016, des chercheurs ont fait la démonstration d’un logiciel capable de diagnostiquer un cancer du sein à partir de photos de ganglions lymphatiques avec un taux de réussite de 92%. L’entreprise Enlitic, à San Francisco analyse les clichés médicaux pour déceler des fractures avec une efficacité trois fois supérieure à celle d’un radiologue. Avec un taux d’erreur moyen de 10 à 15%, le médecin est loin de ces performances. Du côté des applications, le résultat est moins probant. Comparant le diagnostic donné par des médecins et 23 des applis les plus courantes pour des maladies communes, une étude de l’Ecole de médecine Harvard conclut que le personnel médical donne 2 fois plus de réponses correctes. Mais pour combien de temps ?

Les médecins se voilent-ils la face ?

Médecins et entreprises jurent pourtant la main sur le coeur qu’il n’a y aucune concurrence entre l’IA et le médecin mais une «complémentarité». Plutôt rassurant, sur la liste des métiers les plus à même d’être remplacés par les robots de l’université d’Oxford, le médecin spécialiste arrive en queue de peloton. «Les ordinateurs sont peut-être très bons pour mémoriser des données, mais pas dans le dialogue avec les gens», détaille un médecin interrogé par le MIT Technology Review. «Les patients décrivent leurs symptômes de manière différente selon leur personnalité». Un médecin qui connaît son patient serait donc plus à même de poser un meilleur diagnostic. Google, IBM et les patrons de startups tiennent le même discours : ce serait trop bête de se fâcher avec ses clients ! Et puis aucun d’entre eux n’a franchement envie d’endosser la moindre responsabilité dans une éventuelle erreur de diagnostic.

Le monde médical a beau tenter de se rassurer, l’intelligence artificielle montre chaque jour des capacités d’analyse de plus en plus fines. Comme avec la voiture autonome, les réticences culturelles et l’attachement à «l’humain» risquent de vite tomber devant les preuves de fiabilité. La machine a également d’autres avantages. «Contrairement aux médecins, les machines sont neutres dans leur jugement et exemptes de biais de confirmation [qui consiste à vérifier inconsciemment ses propres hypothèses]», avance Ali Parsa, le jeune patron de Babylon.

Il faut se rendre à l’évidence : «Certaines disciplines médicales deviennent obsolètes, avoue Antoine Geissbuhler. Celles basées sur l’analyse de signaux telles que la radiologie, la pathologie voire la dermatologie pourraient être largement automatisées». Avec un frein tout de même : celui de l’accès aux données médicales, très règlementé dans la plupart des pays. Or la donnée est le carburant du deep learning qui nourrit l’intelligence artificielle. Dès lors, faut-il restreindre l’accès à ces données au nom de la vie privée, et limiter par là-même l’acuité de l’algorithme, ou les ouvrir largement pour aboutir à l’algorithme le plus fiable possible ?