Article initialement publié en février 2017

À première vue, internet est le media idyllique de la mesure d’audience. Alors que les enquêtes radio ou télé s’appuient sur des échantillons et des sondages plus ou moins fiables, le web permet de mesurer en temps réel le nombre de pages vues, le temps passé sur chaque page ou le «taux d’impression» d’une publicité.

Du coup, les investissements publicitaires dans le digital ont quasiment doublé ces 4 dernières années, atteignant 159 milliards de dollars en 2015, selon le cabinet de recherche eMarketer. En France, le web a dépassé pour la première fois la télévision en part de marché, d’après l’UDECAM, qui fédère les entreprises de conseil et d’achat media. Les grands gagnants ? Google et Facebook, qui cannibalisent à eux seuls les deux-tiers du marché digital français.

La moitié du trafic généré par des robots

Mais ces flatteuses statistiques occultent une réalité bien moins reluisante. Car les fantastiques audiences avancées par les sites sont en grande partie basées sur des chiffres complètement artificiels. 52% du trafic Internet est ainsi généré par des robots, d’après l’entreprise de sécurité Imperva. En janvier 2017, une armada de 350 000 faux comptes Twitter postant uniquement des citations de Star Wars a été mise au jour. L’annonce peut prêter à sourire, mais cela démontre la capacité de hackers à influencer les statistiques des «tendances» et à manipuler les chiffres. Entre 88% et 98% des clics sur des bandeaux publicitaires seraient ainsi générés par des robots, d’après Oxford Biochronometrics, une entreprise spécialisée dans la prévention et l’analyse de la fraude. Des «bots» qui passent leur temps à générer de fausses pages vues et à «regarder» des vidéos ou cliquer sur des liens et bannières.

7,2 milliards de dollars de pub engloutis en pure perte dans de fausses pubs

En janvier 2017, la plus vaste fraude publicitaire jamais organisée a été mise à jour par l’entreprise de cybersécurité White Ops. Les hackers russes derrière l’opération auraient détourné de 3 à 5 millions de dollars chaque jour au détriment des médias et annonceurs américains, en faisant tourner en boucle des dizaines de milliers de bots. Même la musique n’est pas épargnée : le Syndicat national de l'édition phonographique (SNEP) a ainsi «détecté des anomalies» sur les plateformes de streaming telles que Deezer et Spotify. «Certains artistes cumulent des scores d'écoutes démesurés», s’étonne-t-elle dans un document interne. Au total, les fausses pubs représenteraient au total un cout de 7,2 milliards de dollars par an soit 5% du total du marché digital, estime l’Union mondial des annonceurs.

Ces piratages ne sont hélas pas le seul problème : les acteurs du web eux-mêmes ont tendance à enjoliver leurs audiences. En septembre 2016, Facebook a reconnu avoir surestimé de 60% à 80% les durées de visionnage des vidéos durant deux ans. Deux mois plus tard, Mark Zuckerberg a du présenter de nouvelles excuses pour avoir comptabilisé plusieurs fois des visiteurs, aboutissant à une surévaluation du trafic de 33% à 55%.

Un marché numérique opaque et automatisé

Mais alors, pourquoi diable les marques continuent-elles à déverser aveuglement des milliards dans le digital au vu de ce monumental gaspillage ? «Il y a de nombreux intermédiaires dans ce marché qui ferment volontairement les yeux», avance Mikko Kotila, co-auteur d’un rapport sur le sujet pour l’Union mondial des annonceurs. Les géants tech et les agences engrangent des milliards sans sourciller. Les médias également profitent de la manne et ne sont pas très pressés de revoir drastiquement à la baisse leurs statistiques d’audience.

A leur décharge, détecter un faux utilisateur n’est pas toujours aisé. «La plupart des médias et annonceurs ont encore recours à des outils statistiques rudimentaires», explique Adrian Neal, le fondateur d’Oxford BioChronometrics. L’autre problème, c’est qu’une large part des investissements est automatisée et s’effectue aux enchères en temps réel. Les achats programmatiques représentent ainsi la moitié des investissements en display et 35% dans la vidéo en France. Hors ces plateformes par lesquelles transitent les sommes ne sont pas toujours très transparentes. Ce marché est ainsi quatre fois plus exposé à la fraude, d’après l’institut Integral Ad Science (IAS), spécialisé dans l’analyse de la qualité média digitale.

Des réactions tardives

Face à l’accumulation des scandales, les annonceurs commencent cependant à hausser le ton. «L’époque de l'insouciance et du laxisme à l'égard de la publicité digitale est derrière nous», a menacé en janvier dernier le directeur marketing de Procter & Gamble, le premier annonceur mondial. L’Union mondial des annonceurs recommande à présent à ses adhérents de «limiter leurs investissements sur les médias digitaux» tant que les sites «n’auront pas montré leur capacité à enrayer le phénomène de fraude».

Sentant la colère monter, les acteurs du marché commencent (enfin!) à réagir. Google et Facebook ont noué un partenariat avec Integral Ad Science pour établir des outils de mesure open source transparent et fiable sur le trafic mobile. Aux Etats-Unis, le secteur a créé en 2014 le «TAG» (Trustworthy Accountability Group), un gendarme chargé d’établir des listes de sociétés suspectées de générer du trafic frauduleux. La France vient à peine de lui emboîter le pas, avec le lancement de 4 programmes de certification par le TAG. Sur ce créneau de la certification, de nombreuses sociétés profitent de ce nouvel appel d’air, comme Adloox, Forensiq, AppNexus, Sizmek, ou Integral Ad Science, accréditées par l’organisme de référence, le Média Rate Council (MRC).

Un discrédit sur l’ensemble des marchés publicitaires

Il n’empêche que le secteur de la publicité digitale pourrait bien avoir mangé son pain blanc. Déjà confronté au développement exponentiel des adblockers (+30% d’utilisateurs en 2016), il doit en tous cas s’interroger sur son modèle de croissance effrénée. Et ce sont les «vieux» médias qui espèrent bien revenir dans la course. «Dans le marché TV, la mesure des performances des campagnes n’est pas effectuée par les acteurs qui commercialisent la publicité, souligne malicieusement Régis Ravanas, président du Syndicat national de la publicité TV (SNPTV). «Le manque actuel de fiabilité et de transparence porte un discrédit sur l’ensemble des marchés publicitaires», s’inquiète-t-il tout de même. Et si la pub se casse la figure, il faudra bien trouver de nouvelles sources de revenus. Auprès des utilisateurs. Les vrais.