Il fallait y penser : le rideau de douche connecté qui ferme et s’ouvre avec un smartphone. C’est la dernière invention dans le monde merveilleux des objets connectés. Au dernier salon CES de Las Vegas, ces derniers étaient partout : couches pour bébé, brosse à cheveux, réfrigérateur, semelles de chaussures, poubelle, pommeau de douche… A croire que chaque objet du quotidien est déterminé à devenir «intelligent».

Une pluie de chiffres mirobolants

Si ces nouveaux objets pullulent, c’est que les chiffres annoncés donner le vertige. L’institut d’études et de conseils GfK estime par exemple que chaque foyer français détiendra 30 objets connectés d’ici 2020. Son homologue Gartner mise lui sur 20,8 milliards d’objets connectés en service dans le monde d’ici-là, soit une multiplication par quatre par rapport à 2015. Les entrepreneurs avancent également des chiffres incroyables. Au dernier salon CES de Las Vegas, le patron de Blue Frog Robotics, qui fabrique des petits robots domestiques, expliquait ainsi cibler «les familles avec enfants». Soit, selon lui, «un potentiel de plusieurs dizaines de millions de robots».

Overdose de données

Avec toujours la même promesse des fabricants : nous faciliter la vie et veiller sur notre sécurité ou notre santé. Le problème, c’est que cette avalanche de données n’est tout simplement pas gérable pour un consommateur lambda. Imaginez chaque soir vérifier les statistiques de votre consommation électrique heure par heure, des cycles de sommeil de la nuit précédente, du nombre de pas effectués dans la journée, ou encore du taux d’humidité dans le salon ? Sans compter les alertes incessantes sur votre smartphone vous signalant que le rôti est cuit à point dans le four ou qu’il est temps de faire votre séance de yoga. De quoi être rapidement saturé. «Les habitudes des gens évoluent finalement peu et ils n’ont pas envie de se conformer à une norme», expose Raphaël Berger, directeur du Département Média & Numérique à l’Ifop.

À cela s’ajoute la question de la sécurité. «Pour tous les objets connectés, vous pouvez remplacer le mot “intelligent” par “vulnérable” », prévient Mikko Hyppönen, directeur de la recherche de la société finlandaise F-Secure. Et moins l’objet est vendu cher, plus il risque d’être faiblement protégé. Une porte d’entrée à la merci de n’importe quel hacker en herbe pour ensuite s’emparer de tous les autres appareils de votre maison reliés à internet. Sans compter les attaques par «déni de service», qui consistent à saturer le réseau en prenant le contrôle de différents objets mis en réseau. Pas un vrai frein à l’achat mais un gros problème de société…

Un marché anecdotique qui peine à décoller

Si le marché est en forte croissance (forcément puisqu’on part de rien ou presque), le connecté reste «anecdotique» selon GfK : à peine 1% du chiffre d’affaires de l’électroménager et seulement 5% de la domotique. Même les montres et trackers d’activité, qui représentent deux tiers des ventes, restent cantonnés à un public d’avertis. Un simple problème de pédagogie, relativisent les fabricants. Vraiment ? Sauf que même les acheteurs ont du mal à être convaincus. Un tiers des possesseurs de ces appareils ne les utilisent jamais, révélait Gartner en décembre 2016. «Ils n’en voient pas l’utilité, se fatiguent de ces matériels ou encore les cassent et ne les remplacent pas», indique la société d’études. Notamment en raison du prix, jugé trop élevé par rapport à la valeur d’usage.

Déconvenues en série

June, le bracelet de Netnamo qui mesure l'exposition au soleil ? Tombé aux oubliettes. Aurora, un bandeau censé analyser l’heure optimale à laquelle vous réveiller ? Les centaines de contributeurs qui avaient participé à son financement sur Kickstarter l’ont attendu en vain pendant deux ans. Même déconvenue pour SCiO, un scanner de poche qui analyse la composition des aliments. Juicero, qui se rêvait en «Nespresso du jus de fruits» avec sa machine lancée au printemps 2016, a du diminuer drastiquement son prix de 700 à 400 dollars. Et réorienter son business vers le B to B.

Même les piliers du marché ne sont pas épargnés : Au 3e trimestre 2016, les ventes d’Apple Watch ont chuté de 71,6% sur un an, révélait IDC. Le fabricant canadien de montres et bracelets connectés Pebble a mis la clé sous la porte en décembre. Les télévisions connectées, pas plus que celles en 3D, ne semblent décoller. «Les objets connectés ne sont pas un phénomène de masse», avoue dans Challenges Rafi Haladjian, créateur en 2005 du lapin Nabaztag, «décédé» en 2015.

Se méfier des prévisions

Alors que les études continuent à nous prédire une explosion du marché, il y a tout lieu de relativiser. En 2011, Cisco prévoyait ainsi 25 milliards d’objets connectés dans le monde en 2015 et IBM en annonçait carrément 1000 milliards. Bilan : leur nombre a péniblement atteint 15 milliards cette année-là selon… Cisco lui-même.  Gartner en décompte pour sa part tout juste 6,4 milliards pour 2016.

Les hypothèses semblent donc tenir autant du doigt mouillé que de la pure analyse économique. Les startups peuvent elles avancer des chiffres les plus fantaisistes : peu importe puisque personne n’ira vérifier. «Les instituts d’études et les médias ont tout intérêt à annoncer à faire du buzz autour d’innovations soi-disant révolutionnaires. La vérité c’est que sur le marché des appareils grand public, on n’a rien vu de véritablement nouveau depuis les années 1970», raille un spécialiste du secteur.

Article initialement publié le 14 février 2017