Demain, toutes et tous freelances ? En France, les derniers chiffres présentés dans l’étude de Malt-Ouishare annonçaient 950 000 freelances et la tendance est toujours à la hausse. Depuis dix ans, le nombre de freelances a augmenté de plus de 120 % dans l’Hexagone. Cette augmentation trouve sa source dans plusieurs origines. D’un côté, il y a une volonté croissante de plus de liberté, de flexibilité dans son activité professionnelle. Quand le freelancing est un choix, il s’agit majoritairement de travailleuses et travailleurs qualifiés.

De l’autre côté, les entreprises cherchent à réduire leurs coûts et ont trouvé opportun d’externaliser certaines activités aux freelances. Ces personnes sont considérées comme une ressource dépendant des achats, l’entreprise ne paye donc pas de charge et peut très facilement adapter les effectifs de freelances en fonction de la conjoncture. C’est la raison pour laquelle à partir de 2008 les entreprises ont très largement eu recours aux freelances dans un contexte incertain. Les entreprises comme Uber ont ensuite donné un coup d’accélérateur à la tendance en fondant leur modèle sur l’économie à la tâche.

Au sein des freelances, nous pouvons alors distinguer deux économies bien distinctes qui sont pourtant régulièrement confondues : la gig economy et la talent economy.

La gig economy ou les laissés pour compte du freelancing

Il s’agit littéralement de l’économie du petit boulot, ces travailleuses et travailleurs n’ont pas fait le choix de cette situation, ils subissent le statut d’indépendant. Les freelances de la gig economy vendent leur temps, ils sont sans cesse en train de chercher le prochain gig (comprendre le prochain job, ndlr), n’ont aucune visibilité sur l’avenir, car ils travaillent sur des missions très courtes. Ils n’ont aucune garantie d’avoir du travail les prochaines semaines ou les prochains mois. Ils sont très facilement remplaçables, car ils sont peu qualifiés, voire pas qualifiés du tout.

Les entreprises qui font appel à ces travailleuses et travailleurs n’ont aucun mal à les recruter tant ils sont nombreux ; sur ce marché, l’offre dépasse très largement la demande.

La concurrence est telle que les salaires sont tirés vers le bas et cette course au moins cher est une manne pour les entreprises qui n’hésitent pas à l’exploiter. Ainsi, les revenus moyens des chauffeurs Uber ont diminué de 53 % sur les cinq dernières années alors même que le nombre de chauffeurs a été multiplié par cinq.

Qui sont les travailleuses et travailleurs de la gig economy ? Nous avons souvent l’image des chauffeurs Uber ou des coursiers à vélo, pourtant ils ne sont pas les seuls à courir après les missions. Certains peuvent exercer des métiers nécessitant des compétences, mais l’offre dépassant largement la demande et leurs compétences ne leur permettant pas de devenir indispensables aux yeux des entreprises, ils se retrouvent dans une situation précaire. Ces personnes peuvent être community manager, rédactrices/rédacteurs ou encore développeuses/développeurs Web. Elles représentent la majorité des freelances qui vendent des prestations aux entreprises et sont victimes de leur position sur le marché. Upwork est la plus large plateforme de freelances au monde, lesquels réalisent des prestations de service pour les entreprises. Seuls 500 000 d’entre eux gagnent plus de 50 000 $ par an. Cela représente moins de 5 % des freelances inscrits sur la plateforme. Les 95 % freelances restant ont effectué une ou deux missions tout au plus, aucune pour la majorité.

La talent economy ou les happy few du freelancing

Au contraire, les freelances de la talent economy ont fait le choix du statut d’indépendant. Les raisons peuvent être multiples : l’envie de mieux gagner sa vie, de bénéficier de plus de flexibilité dans son lieu et ses horaires de travail, de pouvoir choisir sa clientèle et ses missions… Ce sont des travailleuses et travailleurs très qualifiés qui ont pris conscience de leur potentiel sur le marché. Les entreprises font appel à ces personnes lorsqu’elles n’ont pas les compétences recherchées en interne. Les différences de salaires peuvent être élevées au sein de la talent economy car les écarts de compétences sont très importants.

Contrairement à la gig economy, sur ce marché la sélection ne se fait pas sur les prix, mais sur les compétences. Au-delà du temps du freelance, la cliente ou le client achète une expertise. C’est la raison pour laquelle les freelances sont devenus la clé de voûte de la guerre des talents. Lorsqu’une entreprise ne dispose pas d’une compétence dans ses effectifs et qu’elle ne peut pas ou ne veut pas embaucher une personne travaillant en indépendant de manière permanente, elle se tourne alors vers les freelances.

Dès lors, des plateformes se sont développées pour connecter les talents aux entreprises : nous avons rencontré Gigster à San Francisco. La startup californienne puise dans son réseau de plus de 700 talents en freelance – répartis aux quatre coins du monde – pour créer rapidement des équipes et réaliser les projets de grandes entreprises comme Google ou Total. La force de Gigster réside dans sa capacité à identifier et proposer en très peu de temps l’experte ou l’expert qui détient les compétences dont un potentiel client a besoin, mais dont il ne dispose pas dans ses effectifs. Cela ne peut fonctionner qu’en échange d’une sélection très pointue de ces expertes et experts en freelance et d’un engagement exemplaire de la communauté de talents. L’enjeu est de taille puisqu’en France il a été saisi par le géant Adecco, lequel a lancé il y a tout juste un an sa plateforme Yoss.

Cette tendance des travailleuses et travailleurs très qualifiés à exercer en tant que freelances n’est pas prête de s’essouffler puisque les entreprises sont à la recherche de ces personnes expertes pour des rôles clés. Selon la dernière étude White Collar Gig Economy, 47 % des DRH interrogés ont répondu avoir voulu embaucher des freelances pour des postes de cadres supérieurs.

Pourquoi il faut différencier la gig economy de la talent economy

Les raccourcis qui entraînent la confusion entre la gig economy et la talent economy sont problématiques pour les travailleuses et travailleurs des deux camps, car ils entraînent de fausses interprétations des rôles de chacun ne permettant pas de progrès significatif.

En France, les freelances qualifiés souffrent de la mauvaise réputation de leur statut indépendant. Alors que plus de 90 % d’entre eux ont fait le choix d’être freelance, 88 % des interrogés de l’étude de Malt-Ouishare pensent que leurs proches s’inquiètent pour eux. Nous avons ressenti ce même décalage de perception de l’autre côté de l’Atlantique. Nous avons rencontré Ryan Waggoner, freelance depuis plus de douze ans, il a une situation très stable et depuis quelques années se verse des salaires supérieurs à 350 000 $ par an. Il reconnaît être freelance mais ne se présente jamais comme tel, mettant en avant la connotation négative du terme à laquelle il préfère le titre de consultant indépendant. Une erreur de perception qui est néfaste, car elle n’encourage pas les entreprises à améliorer la façon dont elles traitent les freelances : paiement en retard, manque de considération…

Deux des défis qui attendent ces économies de freelances sont de taille : le premier est d’éduquer les entreprises sur la façon de travailler avec les talents en les considérant comme les experts qu’ils sont et non une main-d’œuvre facilement remplaçable.

Le second défi est de donner une chance aux travailleuses et travailleurs de la gig economy d’en sortir en leur permettant de monter en compétences, tant sur la partie technique que sur la gestion de leur activité. Il s’agit de leur offrir une vision sur le long-terme pour qu’ils puissent envisager leur carrière et plus seulement le prochain gig.

Tous les espoirs sont permis quand l’on songe aux initiatives d’OpenClassrooms qui, grâce à une bourse de un million de dollars obtenue auprès de Google, dispense gratuitement des formations aux personnes travaillant dans la gig economy.

Going Freelance est l’exploration du travail de demain par deux étudiants de Grenoble École de Management (GEM). Durant six mois, ils partent à la rencontre des acteurs les plus avancés sur les thématiques de futur du travail dans 13 villes du monde. Après deux mois passés aux États-Unis, ils tirent les premières conclusions de leurs discussions.