C'est un cas d'école, représentatif de la justice à l'ère des réseaux sociaux. Vendredi 4 janvier, un compte Twitter dénonce une soirée privée à thème "Africa" à laquelle ont participé deux salariés de la startup Le Slip Français. L'un est déguisé en singe, l'autre arbore boubou et turban, tandis qu'une troisième convive - qui ne travaille pas pour la marque - s'est grimé le visage en noir. Les messages pleuvent sur les réseaux sociaux, les appels au boycott se multiplient et l'entreprise est prise à partie, bien qu'elle ne soit mentionnée à aucun moment dans les vidéos incriminées, postées par les protagonistes eux-mêmes sur les réseaux sociaux et partagées massivement.

Dans l'après-midi, la startup publie un communiqué à travers lequel elle "condamne fermement ces actes". Elle précise que les salariés concernés ont été "convoqués" et "sanctionnés" - l'entreprise précisera plus tard qu'il s'agit d'une mise à pied à titre conservatoire. Réaction justifiée ou émotion disproportionnée ?

La vie privée avant tout

"En matière de droit du travail, le principe veut que ce qui a lieu à titre privé, c'est-à-dire en-dehors des horaires et du lieu de travail, ne puisse faire l'objet d'une mesure disciplinaire" , rappelle Éric Rocheblave, avocat au barreau de Montpellier, spécialisé en droit du travail. Markus Asshoff, avocat associé au sein du cabinet Taylor Wessing, abonde en ce sens, citant l'article 9 du Code civil. "Chacun a droit au respect de sa vie privée" , édicte ainsi très clairement le texte.

Limpide ? Et pourtant. La Cour de Cassation a ouvert une brèche en reconnaissant, en 2005, que si des comportements privés constituaient un "trouble objectif caractérisé"  pour l'entreprise, cette dernière bénéficierait alors d'une base juridique à un licenciement du salarié concerné. "Cela impose à l'entreprise d'apporter la preuve d'un trouble à son activité, qui doit alors être évalué, quantifié" , précise Éric Rocheblave. Au juge alors de décider si le trouble est réel et suffisant pour justifier un licenciement.

Une réponse proportionnée

Car un autre texte de loi vient alors se superposer à la décision de la Cour de Cassation : l'article L1121-1 du Code du travail précise que "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché" . "Pour caractériser ce trouble, le juge va prendre en compte la fonction du salarié, l'activité de l'entreprise, sa taille" , liste Markus Asshoff. Et déterminer, en fonction de ces critères, si le trouble constaté à l'encontre de l'entreprise justifie de restreindre alors la liberté individuelle du salarié.

Quand bien même ce trouble serait réel, et attesté comme tel par la justice, pas question néanmoins de tirer de conclusions hâtives : une sanction disciplinaire est toujours impossible. "C'est une distinction de juriste mais aucune sanction disciplinaire ne peut être fondée sur des agissements privés, martèle l'avocat associé du cabinet Taylor Wessing. Un salarié peut subir une mesure non disciplinaire, dont le licenciement fait partie, mais l'entreprise ne peut présenter cela comme une mesure disciplinaire."

Attention à ne pas aller trop vite en besogne. Comble de l'ironie, en réagissant à chaud, l'entreprise peut se tirer une balle dans le pied : "une réaction rapide peut couper court au trouble... qui ne peut alors plus être caractérisé" , prévient Éric Rocheblave. Pire, en sanctionnant des salariés pour des comportements réalisés à titre privé, l'entreprise s'expose alors à une action en justice devant les Prud'Hommes. Mais certains sont prêts à prendre le risque, notamment depuis le plafonnement des indemnités accordées par les Prud'hommes, qui limitent le risque financier pour l'entreprise.

Entrepreneur·e·s, comment enrayer la polémique ?

Face à un tel "bad buzz", c'est la question en or ! Premier écueil à surmonter : faut-il (vraiment) communiquer ? Garder le silence n'est-il pas le moyen le plus efficace pour se faire oublier ? Surtout pas, répond Stéphanie Prunier, partner chez Havas et responsable du département Legal & Litigation. "Les entreprises ont de longue date un devoir d'exemplarité, qui s'est transformé ces dernières années en devoir d'engagement. Ne rien faire dans une telle situation n'est pas compris par les consommateurs."

Prendre la parole est donc impératif. Condamner les agissements d'un salarié permet à l'entreprise de prendre de la distance et de rappeler ses valeurs. "Diffuser le communiqué sur tous les canaux limite les dommages réputationnels" , souligne Stéphanie Prunier.

L'experte souligne également la bonne idée du Slip Français de prendre les devants en annonçant la mise en place d'ateliers de sensibilisation, prodigués par SOS Racisme. "Au-delà de la réaction, il faut être dans l'action" , conseille-t-elle ainsi.