18 mars 2021
18 mars 2021
Temps de lecture : 7 minutes
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Pourquoi il est plus difficile de réussir dans le hardware que dans le software

Présentée comme une pépite des années durant par les promoteurs de la French Tech, Blade, l’entreprise derrière le service français dans le cloud Shadow, a été placée en redressement judiciaire au début du mois. Cette situation se justifie, en partie, par la frilosité des investisseur·euse·s. Une difficulté majeure pour une grande part des entreprises du matériel, qui jouissent néanmoins de certains avantages vis-à-vis de leurs homologues du logiciel. Décryptage.
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Roman Spiridonov

Ce n’est pas une nouveauté. Se lancer sur le créneau du matériel (hardware) est plus risqué que de le faire sur celui du logiciel (software). De nombreux facteurs, du financement au modèle économique des entreprises, permettent d’expliquer ce phénomène... qui continue de faire de la casse. Dernier exemple en date : la startup française Blade, à l’origine de Shadow a été placée en redressement judiciaire en mars 2021. Ce service de PC virtuel pour gamers repose sur du logiciel mais aussi sur des infrastructures à distance, telles que des datacenters, qui coûtent cher.

Si l’expert du cloud computing dispose d’une technologie innovante, celle-ci ne lui a pas permis d’atteindre la rentabilité attendue par les investisseur·euse·s cinq ans après sa création. "Les exigences ont été fortes au vu de notre maturité" , assure ainsi à Maddyness Florian Giraud, vice-président de Blade, créée en 2015. Le fondateur d’OVHcloud, Octave Klaba, a offert de racheter l’entreprise via son fonds Jezby Ventures pour développer "une alternative européenne" aux suites bureautiques des géants américains Microsoft Office 365 et Google Workspace.

Une production difficile à gérer

Pour autant, la situation n’est pas catastrophique dans l’écosystème hardware. De multiples jeunes pousses rivalisent de créativité et réinventent la consommation. Des facteurs jouent en défaveur des fabricants de matériel. À commencer par ce qui fait leur ADN : la production même de leur produit. "La chaîne est proche de celle de l’industrie. C’est difficile à gérer, d’autant plus quand on fait appel à des prestataires" , explique à Maddyness Jonathan Lascar, directeur de Bpifrance Le Hub et ancien investisseur dans le hardware. Par nature, les startups ne sont pas taillées pour cette activité. L’expert, dont l’équipe a précédemment investi dans des entreprises telles qu’Exotrail, Netatmo ou Withings, rappelle ainsi que "lorsqu’un bateau transportant vos composants est bloqué, c’est toute votre chaîne de fabrication qui est gelée". Une société du logiciel n’est, a contrario, pas tributaire de tels empêchements. "Remplacer un développeur est plus facile."

"La moindre erreur coûte très cher pour les entreprises du hardware" , renchérit Alexis Houssou, fondateur du Hardware Club. C’est pour créer une communauté que cette société de capital-risque pour les startups de matériel, qui dispose de bureaux à Paris, Tokyo et San Francisco, a vu le jour en 2015. "L’idée est de faire en sorte que les entrepreneurs du domaine puissent mettre leurs connaissances en commun afin d’éviter les pièges, indique Alexis Houssou, précisant avoir 550 membres dans quelque 40 pays. Le crédo ‘On se trompe, on apprend’ est moins vrai pour le hardware que le software." La rentabilité des entreprises arrive, qui plus est, tard. "Conceptualiser, tester, produire des appareils prend du temps. Le coût de fabrication étant élevé, la rentabilité n’intervient qu’au bout d’un certain nombre d’unités produites" , relève le fondateur du Hardware Club, qui ajoute que la DeepTech et de l’AgriTech comptent beaucoup de startups du hardware.

Des modèles économiques repensés

La durée de vie du matériel électronique, inconnue des entreprises du logiciel, est un autre sujet majeur. "Le client attend forcément que l’appareil qu’il possède se casse pour en racheter un autre" , pointe Jonathan Lascar. C’est la raison pour laquelle les startups du hardware tendent à rapprocher leur modèle économique de celui de leurs homologues du software. Il devient monnaie courante qu’un service soit associé à la vente de matériel, à l’image de ce que font les opérateurs télécoms avec les box Internet. De quoi dégager une rente, via un système d’abonnement. "C’est là que les startups du domaine peuvent tirer leur épingle du jeu : souvent, il est plus difficile pour le client de partir chez la concurrence s’il est dépendant d’un appareil" , relève aussi Alexis Houssou, citant l’exemple des vélos fitness que la jeune pousse américaine Peloton vend avec un service de cours en ligne.

Sur le créneau du B2C, investi par la majeure partie des startups du hardware en France, les coûts engagés dans la campagne de promotion du produit retardent, eux aussi, le seuil de rentabilité. "Il faut contrer la réflexion des consommateurs, qui se demandent en permanence s’ils ont besoin de tel ou tel produit" , estime Jonathan Lascar. Selon l’investisseur, seule la MedTech échappe au phénomène : "On accepte de payer, si c’est recommandé par un professionnel de santé. Ces entreprises peuvent ainsi directement débuter avec une production massive." Un autre point de friction : le réseau de distribution de la startup. Pour vendre son appareil, cette dernière doit souvent s’appuyer sur le commerce physique afin de compléter un site marchand. Un partenariat qui rogne quelque peu sa marge.

10 à 15 % de startups hardware en France

Autre contrainte : ces jeunes entreprises doivent faire avec la concurrence de mastodontes, aux moyens financiers incomparables. La force de frappe des Gafam – l'acronyme désignant Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft – est une source de préoccupation. "À tout moment, l’un de ces géants peut lancer un produit qui se rapproche du vôtre... et anéantir vos efforts de différenciation, assure Alexis Houssou, qui assure avoir "deux exemples" au sein de son portefeuille. Whyd a été confrontée à la concurrence d’Apple suite au lancement de son enceinte connectée. Impossible de faire face." De là à imaginer que des services tels que Google Stadia ont joué un rôle dans les difficultés de Blade, il n’y a qu’un pas.

Les experts du hardware représentent entre 10 et 15 % des startups françaises selon Bpifrance, qui extrapole sur la base de son portefeuille. Des spécificités en matière de financement existent. "Pendant les trois premières années, l’intensité capitalistique est bien plus forte que dans le software, bien que cela se lisse sur la totalité de la vie des entreprises" , indique Alexis Houssou. Or, il a longtemps été complexe de trouver des financements en early stage. "Il a été prouvé que la thèse d’investissement est viable, mais le manque de fonds dédiés est criant" , alerte le fondateur du Hardware Club, regrettant que "les échecs font plus grand bruit dans le matériel que dans le logiciel". Pourtant, d’après l’expert, "le taux de survie est à peu près équivalent une fois que les projets sont bien financés". D’autant plus que les fabricants ont des brevets qui leur permettent d’éviter une concurrence frontale, quand les banques en ligne prolifèrent illustre l’expert.

Les brevets, la force du hardware

Des brevets, il y en a des centaines qui sont déposés par les DeepTech chaque année. Cette tendance fonde les espoirs des spécialistes. L’Europe aurait de quoi tirer son épingle du jeu face aux géants américains et chinois. "Le hardware se développe en France et en Europe, affirme Jonathan Lascar. On ne peut pas encore parler d’essor car des barrières restent à lever, mais un bel avenir se dessine." L’investisseur, qui avance qu’une opération d’investissement sur cinq menée par Bpifrance concerne des fabricants de matériel, juge toutefois que ce créneau restera minoritaire face au logiciel parce que les investisseurs savent qu’ils "n’inonderont pas le marché" avec ces produits. Selon Alexis Houssou, les ambitions françaises et européennes en matière de calcul quantique ou de construction de batteries "lèveront les doutes du capital-investissement, qui doit accélérer en late stage".

La propriété intellectuelle accumulée par ces entreprises, qui plus est, serait tout à fait intéressante car "génératrice de valeur, très tôt". Le Hardware Club, qui fait état d’un fonds abondé à hauteur de 50 millions de dollars, indique avoir réalisé deux exits, sans révéler lesquels, suite au rachat de spécialistes du matériel par des acteurs industriels. "Cela n’arrive pas dans le logiciel, un domaine dans lequel il est plus difficile de breveter son invention. Le risque est donc moindre : si la société ne trouve pas son public, l’acquisition de ses technologies permet un retour sur investissement" , expose Alexis Houssou qui illustre ses propos avec l'arrivée sur ce créneau du géant américain de capital-risque Lux Capital.