En 2016, Maëlle Chassard, Eric Le Bot, Igor et Thomas Krinbarg lançaient Lunii et sa désormais célèbre "Fabrique à histoires" . De fait, l'entrepreneuse et ses quatre complices inventaient un marché, celui des enceintes pour enfants, sans écran mais interactives avec des histoires pré-enregistrées ou à composer. Un succès. La marque va bientôt atteindre le cap du million d'unités vendues en cinq ans. Cette réussite a logiquement aiguisé l'appétit des rivaux. En 2021, on compte une dizaine d'acteurs en France aux côtés de Lunii, parmi lesquels "Bookinou", "Storkid" du géant du jouet VTech, "La Conteuse merveilleuse" ou encore "Il était une fois" du groupe Clementoni. "C'est plutôt logique compte tenu du dynamisme du marché " , reconnaît Maëlle Chassard, co-dirigeante de Lunii, auprès de Maddyness.

Mais ce 28 juin, l'arrivée prochaine d'un nouvel acteur a fait l'effet d'une bombe et pourrait rebattre les cartes. Lunii devra désormais composer avec un duo public-privé de poids : Radio France (4800 salariés et 653 millions d'euros de chiffre d'affaires) et Bayard (200 salariés dans le monde et 180 millions d'euros de chiffre d'affaires ). Réunis dans une co-entreprise baptisée La chouette radio, les deux groupes médias ont en effet annoncé le lancement en septembre de Merlin, une enceinte pour enfants. Chaque groupe a apporté 350 000 euros. Ils sont accompagnés par la Banque des territoires, structure de la Caisse des dépôts, une banque publique, qui complète le financement à hauteur d'1,4 million d'euros. "Ça ne nous fait pas peur. On a plein d'idées, plein de projets. On espère qu'on arrivera à cohabiter et que cette alliance n'étouffera pas l'innovation d'une jeune et petite entreprise française ", confie Maëlle Chassard. Lunii compte 90 salariés, dont 10 aux États-Unis, et vient de relocaliser une partie de sa production en France.

L'entrepreneuse dit qu'elle restera "attentive" à la sortie du produit. En attendant, au gré des informations communiquées, on remarque déjà que ce petit transistor  Merlin — commercialisé autour de 80 euros — s'inspire largement des codes établis par l'enceinte Lunii. Il sera sans ondes, ni écran, fabriqué en France, ne sera pas connecté à Internet, et ne contiendra pas de publicité, a assuré Sibyle Veil, patronne du groupe public radiophonique Radio France, dans un entretien aux Echos.

Mais ce qui peut réellement inquiéter Lunii et les autres acteurs indépendants, c'est la valeur ajoutée de l'alliance entre Radio France et Bayard  : le volume de contenus jeunesse qu'ils pourront proposer. Le nerf de la guerre pour séduire parents et enfants. À l'image des plateformes de streaming video. Chaque groupe apportera ainsi "à peu près la moitié" au départ, "se renouvelleront, gratuitement, peut-être à un rythme de un quart à un tiers par mois, en fonction des usages" , précise ainsi Pascal Ruffenach, directeur général de Bayard, éditeur de Pomme d'api, Astrapi ou J'aime lire. D'ores et déjà, quelque 200 contenus (histoires, musiques, documentaires, actualités, yoga, comptines en anglais...) adaptés aux enfants entre 3 et 10 ans seront proposés au lancement de Merlin avec des signatures très connues et attractives pour le grand public (Babar, Pierre et Le Loup, etc.).

Pour résister à cette puissance de frappe, Lunii, soutenue par Sowefund, Educapital et plusieurs business angels, va affiner son internationalisation — débutée en Espagne, Italie et aux États-Unis — et a prévu d'accélérer sa différenciation, notamment l'interactivité, chaque enfant étant maître de son histoire. "Nous avons une communauté très forte, engagée, sur laquelle nous pouvons nous appuyer. Nous la sollicitons régulièrement sur le développement des produits. Nous travaillons sur des licences inédites mais nous nous efforçons aussi d'éditer du contenu original dans la culture, l'éducation, etc. Lunii a vocation à créer un écosystème autour l'audio familial ", explique Maëlle Chassard.

50 000 enceintes vendues à Noël

Avec un objectif de 50 000 enceintes vendues d'ici à Noël, à un prix conseillé de 79,90 euros, les deux groupes visent d'abord l'équilibre avant de réinvestir les bénéfices à terme. À titre de comparaison, Lunii a écoulé 300 000 fabriques à histoires en 2020 à 59,90 euros. "Retirer une rémunération de cette enceinte, c'est un peu une réponse aux plateformes, une façon de percevoir l'équivalent des droits voisins pour la presse pour financer de nouveaux contenus" , explique pour Pascal Ruffenach. La création de la co-entreprise "La chouette radio" avait suscité début avril des remous au sein de la maison ronde de la radio et de la musique. Les élus du Comité social et économique (CSE) central de Radio France disaient s'opposer à cette structure "à visée commerciale". "Elle s'inscrit dans une stratégie de recherche de ressources propres afin de compenser le désengagement de la tutelle en matière de financement public" , dénonçaient-ils dans un avis diffusé par la CGT Radio France. Ils s'inquiétaient également de "la conservation de la maîtrise éditoriale par Radio France et la pérennisation des contenus", craignant qu'ils ne "soient associés à ceux de la concurrence et que le nom Radio France ne serve de caution de qualité".