Pour nous aider à mieux décrypter les métamorphoses en cours, Gabrielle Halpern, docteure en philosophie, ancienne conseillère au sein de plusieurs cabinets ministériels et ancienne co-dirigeante d’un incubateur de startups, propose quelques axes de réflexion.

Auteure de l’essai Tous Centaures ! Éloge de l’hybridation (Pommier, 2020), ses travaux de recherche portent en particulier sur la notion d’hybridation, une manière innovante de penser le monde alors que nous traversons des enjeux économiques, sociaux et écologiques inédits.

Maddyness : ChatGPT, plus globalement l’IA générative, apparaît comme l’innovation qui va disrupter l’économie et la société : quelle est votre vision ?

Gabrielle Halpern : Il me semble important de rappeler que l’innovation pour l’innovation est absurde. Une innovation est utile si elle a du sens pour les générations futures et c’est à leur aune qu’il faudra établir ses critères d’évaluation. S’agissant de ChatGPT, pourquoi l’avons-nous créé ? Si l’humanisme était la proclamation de la singularité de l’être humain par rapport aux autres animaux et l’anthropocentrisme, celle de sa supériorité par rapport au reste du vivant, dans le transhumanisme, l’être humain ne se positionne plus par rapport aux autres animaux, par rapport au monde ou à la nature, il ne se positionne plus que par rapport à lui-même.

En tentant de créer une puissance intellectuelle parfaite pour calculer, se remémorer, raisonner ou encore décider, l’être humain ne peut pourtant pas s’empêcher de se positionner par rapport à sa propre intelligence imparfaite et il ne fait que reporter ses caractéristiques cognitives et ses biais sur les machines qu’il imagine et conçoit. Nous pensons ressembler à des dieux, et, recherchant l’immortalité, l’omniscience et l’omnipotence, nous ne faisons que nous reproduire nous-mêmes. ChatGPT ne nous apporte pas de connaissances, mais des informations et il rend ainsi notre faculté de penser paresseuse.

Or, les philosophes des Lumières expliquaient que la liberté, - la capacité d’émancipation des êtres humains -, résidait précisément dans la faculté de penser : " Je pense donc je suis ", disait Descartes, avant eux. Sans cela, qui sommes-nous ? Qui allons-nous devenir? Il va donc falloir construire une véritable éthique de l’IA.

M : Nous vivons un foisonnement d’innovations, c’est un indicateur positif pour l’économie, mais est-ce vecteur de progrès ?

G.H : Il existe des innovations extraordinaires au niveau agricole, sanitaire… Mais elles sont parfois escamotées par l'innovation technologique qui prend toute la lumière. Nous vivons dans l’imaginaire collectif selon lequel le numérique peut sauver le monde : le mythe de l’innovation technologique qui serait une réponse quasi magique à une problématique identifiée. Or, il existe de nombreux autres types d’innovations, - sociales, organisationnelles, culturelles, sectorielles, partenariales, professionnelles ou en termes de gouvernance -, qui peuvent jouer un rôle immense. Un certain nombre de créateurs de startup ont d’ailleurs autant à cœur de développer une technologie originale que d’imaginer un modèle organisationnel innovant.

M : En parlant de startups, un univers que vous connaissez bien, font-elles encore rêver ? Et pourquoi ?

G.H : Saint-Augustin disait : " L’être humain a été créé pour qu’il y ait du commencement ". Ce qui fait la singularité de l’être humain est sa capacité à créer. Il est donc par essence un startuper, un entrepreneur ! La force des startups réside dans leur capacité à s’inscrire dans cette dimension humaine de commencer quelque chose. Les entreprises plus établies l’ont parfois oublié. Pourquoi ne pas s’inspirer des modèles de startups ou d’autres formes de collectifs pour faire évoluer leurs pratiques ?

M : Que préconisez-vous aux entreprises pour se reconnecter au besoin universel de créer ?

G.H : Nous assistons à une profonde remise en question par les jeunes générations du dogme de la division du travail défendue par Adam Smith. La segmentation du travail et la spécialisation des tâches apportent de la productivité, mais nous y perdons en sens -, puisque l’action collective, les missions, les activités sont mutilées -, en difficultés à se coordonner et à partager des informations. Les jeunes sont en train de renverser cette approche en ayant un pied dans plusieurs mondes, en passant d’un secteur à un autre, d’un métier à un autre, et ce faisant, en transposant des compétences d’un univers professionnel à un autre.

Ils réinventent ainsi la manière dont les métiers sont exercés et cela va métamorphoser en profondeur les secteurs, les filières, les branches professionnelles. Ils passent ainsi de la division du travail à l’hybridation du travail. C’est observable dans de nombreuses startups où il existe un rapprochement des métiers, des missions et des tâches autour d’un projet commun. Au sein des grands groupes, il faut enclencher ce changement en repensant les fiches de poste, les missions et le recrutement. La mise en place du dispositif d’intrapreneuriat est également un moyen de répondre au besoin de créer : selon les études, près d’un jeune sur deux aurait envie de créer son entreprise au cours de sa carrière professionnelle.

M : Concernant les relations entre les entreprises et entreprises, les collaborations existantes sont-elles vertueuses ?

G.H : Au travers de mes recherches sur l’hybridation, je m’interroge sur la meilleure forme de relation à l’autre, notamment entre les grands groupes et les startups : est-ce la fusion ? La juxtaposition ? Ou encore l’assimilation ? Dans toutes les collaborations que j’ai pu voir sur le terrain, les protagonistes tombent toujours dans l’un de ces trois pièges de la relation à l'autre, ce qui annihile les " métamorphoses réciproques ".

Pour penser de manière utile et vertueuse les collaborations, l’enjeu se trouve au niveau juridique. Aujourd’hui, les contrats sont majoritairement de l’ordre de la prestation de service. Or, demain, il faudra penser " partenariat ", afin de coconstruire et coproduire : c’est la dynamique de l’hybridation.

M : Les modèles de gouvernance sont également en train de se réinventer : comment l’hybridation peut-elle inspirer les créateurs d’entreprise souhaitant innover sur ce point ?

G.H : J’ai mené récemment un travail de recherche sur la gouvernance partagée : un modèle qui ouvre le cercle décisionnel à plus de personnes dès le départ telles que des clients, des usagers, des représentants du territoire… L’hybridation de la gouvernance se pose en transgression des frontières de l’entreprise. Demain, il sera impossible pour une organisation de se considérer comme un îlot isolé : elle devra s’inscrire dans un continuum ouvert avec la société. Si l’entreprise veut jouer un rôle sociétal, elle doit prendre la société comme point de repère.

M : À Viva Tech, Elon Musk a été ovationné lors de son intervention : pensez-vous que le style de leader qu’il incarne reste un modèle à suivre ?

G.H : Depuis un certain nombre d’années, nous avons vu apparaître dans le monde professionnel beaucoup de formations sur le leadership, sur l’importance de l'incarnation des valeurs ou encore le storytelling. Ce culte de la personnalité nourrit le risque d’anéantir le collectif au profit d’une seule figure. Cela fait écho au concept de Deus ex machina inventé dans l’Antiquité grecque : l’idée qu’un être surnaturel viendrait sauver le monde ou résoudre une intrigue.

Le leader messianique, voire gourou, répond à ce besoin si humain d’avoir un sauveur, mais cela est dangereux et malsain, puisque cela entraîne une forme de déresponsabilisation individuelle et collective. A mon sens, chacun d’entre nous porte la responsabilité de changer le monde, ou du moins, de le réparer. Sans compter que la vraie richesse d’une startup n’est pas uniquement les levées de fonds, c’est aussi le collectif de travail.

M : Êtes-vous optimiste sur le monde du travail, et plus spécifiquement au sein de l’écosystème startup ?

G.H : Je suis particulièrement optimiste pour les startups où il existe une dynamique de commencement et d’initiation de projets portée par l’envie de changer le monde. Selon moi, tous les phénomènes actuels, que ce soient les difficultés de recrutement, les nouvelles attentes salariales ou le désengagement, sont des aiguillons pour penser le travail autrement. Par exemple, alors que l'expérience client était au cœur des réflexions stratégiques, aujourd'hui, l’enjeu est de créer une symétrie relationnelle avec toutes les parties prenantes de l’entreprise : collaborateurs, sous-traitants, fournisseurs, territoire… Les entreprises sont de plus en plus attendues sur ce sens de la relation à l’autre.

M : Auriez-vous une inspiration philosophique à transmettre aux entrepreneurs pour nourrir leur trêve estivale ?

G.H : Alors que l’être humain adore opposer les choses, aujourd'hui, le rôle de l’entrepreneur est celui d’hybrider les mondes, de réunir des métiers, des secteurs, des générations, des territoires qui s’étaient absurdement éloignés ou encore de réconcilier le réel et le virtuel. C’est le centaure de notre époque ! Par leur modèle, leur vision, leurs engagements, leur métier, leur manière de s'inscrire sur un territoire, d'appréhender l'imprévisible, de considérer leurs clients, leurs collaborateurs, leurs partenaires et leurs concurrents, les startups sont un miroir formant ou déformant de la société.

" Ce que je fais ou ne fais pas à présent est aussi important pour tout ce qui est à venir que le plus grand événement passé : dans cette formidable perspective de l'effet, toutes les actions sont également grandes et petites ", écrivait le philosophe Friedrich Nietzsche. Décris-moi ta startup, je te dirai quelle est ta vision de la société !