Jérôme Lecat est tombé dans la marmite du numérique lorsqu’il avait 13 ans. Quant à l’entrepreneuriat, il a toujours baigné dedans. Son père, lui-même entrepreneur, avait créé une usine de luminaires dans l’époque de l'après-guerre, à seulement 23 ans. Tout au long de sa carrière, il fut constamment un précurseur : "Enfant et adolescent, je me souviens d’avoir souvent croisé mon père au milieu de la nuit en train d’étudier et réétudier un problème avant de prendre une décision." C’est ce père qui lui a enseigné qu’"être entrepreneur, c’est prendre des chemins jamais empruntés par d’autres."

C’est aussi ce père qui l’a encouragé, un jour de l’année de ses 13 ans, à se rendre dans un nouveau magasin de la marque américaine Tandy pour y voir des ordinateurs. "Il m’a dit ‘allez vas-y’ et ensuite j’y suis retourné tous les jours.". À 14 ans il donne des cours d’informatique à des adultes, à 15 ans il crée des bases de données permettant de créer des jeux numériques. "Après ça, le numérique a été mon langage."

"Utopie collective"

Fasciné par l’idée d’apprendre aux ordinateurs à effectuer des tâches intelligentes et, plus encore, fasciné par l’idée que la machine puisse aller plus loin que sa pensée, Jérôme Lecat entreprend des études d’ingénieur. Pour son année de césure en 1989, il traverse l'Atlantique et goûte à "l’intensité créative de la Silicon Valley". Il retourne aux Etats-Unis en 1994 et y découvre l’utilisation commerciale d’internet. "C’était en train de se démocratiser et j’étais sûr que ça engendrerait un changement sociétal.". De retour en France, inspiré par ce qu’il vient de découvrir aux États-Unis, il crée Internet Way, un fournisseur d’accès à internet.

À cette époque, Jérôme Lecat a un rêve qu’il partage avec les autres pionniers d’internet : "Offrir internet à tout le monde avec la conviction que cela permettra une meilleure communication à travers les frontières et ainsi la fin des guerres.". Aujourd’hui, il le reconnaît : "Nous étions dans une utopie collective.".

Si le projet semble irréalisable, il est pourtant en accord avec ses valeurs. Jérôme Lecat est le fils d’une France à laquelle il est éperdument attaché et du judaïsme duquel il tire certaines traditions. En juillet 2022 il reçoit l’ordre national du mérite. Dans son discours il avoue avoir été "beaucoup troublé", plus jeune, par "la question de la double allégeance". À cette question, une seule réponse : "Je suis français et juif. En fait, je suis juif dans ma façon d’être français, et français dans ma façon d’être juif. Les deux sont entremêlés, et pour moi unifiés dans une vision universaliste du monde."

Jérôme Lecat est un universaliste. Son mode d’action : l’entreprise. Au sein de ses différentes sociétés, il s’efforce d’incarner dans ses actions au quotidien les valeurs qui lui ressemblent : "Chaque personne est à regarder comme un individu à part entière, individu qui est à la fois multiple et unique, et qui ne peut être réduit à l’appartenance à une minorité quelle qu’elle soit.". Pourtant, cette vision lui a déjà été reprochée aux États-Unis.

Il raconte : "On m’a reproché d’être “colour blind”. On me reprochait de traiter tout le monde pareil, indépendamment de la couleur de peau, de la religion, de l’origine ethnique, de l’orientation sexuelle. Concrètement, le reproche qui m’était fait était de ne pas tenir compte de la souffrance spécifique dont une personne a certainement été victime en tant que membre d’une minorité. Oui, je traite tout le monde pareil. Et j’en suis fier."

"Réussir donne des responsabilités"

Installé outre-Atlantique en 2006 pour y développer Bizanga, entreprise spécialisée dans l’anti-spam créée trois ans plus tôt, Jérôme Lecat la revendra en 2010 après avoir fondé Scality, une solution de stockage mise au point en 2009 avec l’aide de Giorgio Regni.

Les États-Unis sont alors un passage obligé pour s’étendre à l’international. "C’est un peu moins vrai aujourd’hui même si les Etats-Unis demeurent le premier marché au monde. Si on y va pas, on touche donc un plafond de verre.". Scality vit une "croissance fulgurante" mais Jérôme Lecat fait également face à de nombreuses formes d’ostracisme : "Combien de fois m’a-t-on dit que l’on n’investirait pas dans mon entreprise parce qu’elle était française", déplore-t-il.

La raison : la mauvaise réputation de la France dans les affaires. Il ne lui en faut pas plus pour se hisser en fervent défenseur de son pays. Il soutient la création de la French Tech et de Bpifrance, signe ses mails de l’orgueilleuse signature “Proud member of French Tech”, s'investit quatre années au board de France Digitale, en tant que sponsor de la French Touch conférence et ambassadeur French Tech à San Francisco…

Désormais il est fier de dire que : "le monde a changé. La Silicon Valley n’est plus le seul lieu de l’innovation numérique dans le monde. Le monde de la tech est devenu multipolaire, et la France en fait partie."

Jérôme Lecat a ainsi un côté chauvin assumé. "Audacieux et tenace" - c’est ainsi que son entourage pourrait le décrire, selon lui - généreux aussi… Une générosité qu’il met en application à travers différentes activités caritatives. "Je fais ce que je peux, parfois de façon structurée, parfois non."

SOS Villages d’Enfants, Maisons d’accueil de Jérusalem et Saint Denis, Ecolhuma, Coral Reef, les Restos du cœur… Don d’argent mais aussi de temps : "En général je ne refuse jamais lorsqu’on me demande du temps.". Jérôme Lecat et son épouse ont également fondé EnsembleUkraine. "Une goutte d’eau dans l’horreur de la guerre. Mais au moins une goutte d’eau", qui a permis de mobiliser plus d’1,5 million d’euros en un an. "Réussir dans la vie donne des responsabilités," conclut l'entrepreneur.