Début 2022, Meta se résignait à enterrer Diem, son projet de cryptomonnaie, face à la forte pression des régulateurs internationaux et des banques centrales qui avaient vu d’un très mauvais œil cette initiative d’un poids lourds technologique dans l’espace monétaire. Quelques semaines auparavant, sentant que la messe était dite, David Marcus, qui pilotait le projet au sein du groupe américain, avait décidé de quitter le navire.

Cependant, l’entrepreneur français, qui dispose également des nationalités américaine et suisse, n’avait pas dit son dernier mot dans la cryptosphère. En effet, il a mis sur pied l’an passé la startup Lightspark pour concevoir un réseau de paiement décentralisé permettant d’effectuer des transactions de manière instantanée et moins coûteuse dans la blockchain. Pour cela, la société mise sur le «Lightning Network», un dispositif en surcouche du protocole bitcoin qui repose sur des canaux de paiement bi-directionnels pour effectuer des paiements répétés entre deux personnes sans frais de transaction.

Aux côtés de David Marcus, on retrouve plusieurs anciens employés de Meta, à l’image de Kevin Hurley, co-fondateur et directeur technique de Lightspark. De passage en France pour la première fois, Maddyness l’a rencontré à Biarritz en marge de l’événement Surfin’ Bitcoin. Avec son approche décentralisée, Lightspark peut-il contribuer à la création d’une alternative tangible à Visa et Mastercard ? Entretien.

MADDYNESS – Vous avez travaillé pour Meta pendant de nombreuses années. Qu'avez-vous appris de cette expérience au sein de ce groupe, et notamment autour du projet Novi/Diem ?

KEVIN HURLEY – Au départ, j'étais dans l'équipe des paiements depuis environ cinq ans, et j'étais un peu frustré de voir à quel point les paiements peuvent être pénibles en raison de règles qui n’ont vraiment pas été mises à jour depuis plus de vingt ans dans de nombreux endroits. C'est une sorte d'anomalie dans l'industrie parce que les choses sont généralement mises à jour assez fréquemment et les technologies changent. Cela n'a tout simplement pas été le cas dans les paiements, et j'ai donc commencé à creuser moi-même le sujet dans la blockchain. Grâce à cela, je me suis connecté à David (Marcus, ndlr).

Je pense qu'il était aligné sur ce constat, et nous avons discuté avec plusieurs sociétés crypto et blockchain pour comprendre en quelque sorte ce qu'était l'état de l'art dans le secteur et ce qu'il était réellement logique à faire pour nous afin de travailler autour de ces technologies. Nous nous sommes alors lancés dans ce domaine et nous avons passé beaucoup de temps à construire ce que je pense être un très bon produit.

A mes yeux, la technologie était vraiment solide et c'était évidemment quelque chose que les régulateurs, en particulier aux États-Unis, n'appréciaient pas particulièrement. C'était une bonne chose de découvrir ce que les régulateurs pensaient de ces technologies et de comprendre leur point de vue sur des domaines dans lesquels ils ne pensaient pas que Facebook se positionnerait. Mais autoriser le développement d'un tel projet, ce n'est pas quelque chose que les régulateurs allaient permettre. Nous devions donc le baser sur quelque chose qui possède réellement des propriétés de décentralisation vraiment nécessaires pour un protocole de paiement ouvert.

Le «Lightning Network» aide vraiment à créer un système de paiement ouvert qui est vraiment utile

Maintenant, c'est donc un projet différent avec Lightspark. Vous avez choisi de vous positionner sur le «Lightning Network», un dispositif en surcouche du protocole bitcoin, pour avoir une approche qui irrite moins les régulateurs...

Nous devions choisir quelque chose qui soit vraiment décentralisé. Je pense qu'avoir un réseau aussi décentralisé est quelque chose de vraiment unique. Le «Lightning Network» aide vraiment à créer un système de paiement ouvert qui est vraiment utile. Il possède des propriétés qui, je pense, vont en faire quelque chose qui ressemble à un système de paiement évolutif à l'échelle mondiale. C'est en tout cas un moyen d'aider les gens à le faire.

À l'heure actuelle, beaucoup de gens voient le bitcoin comme un actif spéculatif et je pense que nous essayons vraiment de proposer des cas d'utilisation qui en font quelque chose qui va au-delà de cela. Plutôt que d’espérer simplement que le prix augmente, nous pouvons créer quelque chose qui soit fondamentalement utile aux gens.

Pourquoi avoir choisi Bitcoin plutôt qu’une autre blockchain pour construire ce projet ?

Les autres blockchains n’ont pas vraiment le même niveau de décentralisation. A l'inverse, dans Bitcoin, vous avez vraiment une décentralisation plus pure et je pense que c'est une propriété que vous ne pouvez pas reproduire ailleurs. Certes, Ethereum l'a également, mais il y a une seule personne (Vitalik Buterin, le fondateur d'Ethereum, ndlr) qui prend réellement des décisions ou qui exerce, du moins, une influence très démesurée. Il y a toujours un petit groupe de personnes qui prennent des décisions. Dans Bitcoin, c'est vraiment un système stable qui est décentralisé. C'est un peu ce qui nous a attiré vers cette blockchain.

Adresser les personnes non-bancarisées fait définitivement partie de ce que nous voulons faire

Quelle est l'ambition finale de l'entreprise : est-ce de proposer une véritable alternative à Visa et Mastercard par exemple ?

L'objectif, c'est de créer un protocole de paiement interopérable. Pour l'instant, le système de paiement est frustrant pour beaucoup de gens. Même au niveau des États-Unis, où Paypal et Venmo sont dans même giron, les paiements transfrontaliers sont loin d'être parfaitement optimisés. Je pense qu'il faut vraiment avoir un protocole ouvert pour que cela ait du sens et que tout le monde puisse vraiment s'y connecter.

Aujourd'hui, la plupart des briques existantes sont des systèmes fermés, tandis que les cryptomonnaies et la blockchain sont des systèmes vraiment ouverts de manière native. Vous pouvez donc créer ce protocole en ligne natif pour l'argent, où vous pouvez vraiment simplement envoyer de l'argent aussi facilement que d'autres données. Vous pourriez faire des choses supplémentaires que vous ne pourriez pas faire s'il s'agissait d'un système fermé ou s'il appartenait entièrement à des entités spécifiques.

Cependant, nous ne ciblons pas nous-mêmes les consommateurs. L'idée, c'est de créer l'infrastructure de ce réseau de paiement. Notre objectif est de réellement faciliter les paiements à l'échelle mondiale et de les rendre plus faciles et moins coûteux pour les personnes, notamment celles qui ne sont pas bien servies par les règles existantes. Dans certains pays, les gens sont bien desservis par les systèmes existants, et certaines personnes voudront s'en tenir à cela. En revanche, sur les paiements transfrontaliers, c'est très coûteux et cela peut prendre des jours pour transmettre de l'argent. Dans ce contexte, notre ambition est vraiment de combler ces lacunes et de devenir un acteur important pour faire en sorte que les gens puissent réellement envoyer de l’argent facilement.

En Europe ou aux États-Unis, il est très facile d'ouvrir un compte et d'accéder à des applications comme Lydia ou Revolut. Mais en Asie, en Amérique du Sud ou encore en Afrique, où des gens ne peuvent pas ouvrir un compte, c'est une approche qui peut être particulièrement intéressante...

Oui, je pense qu'adresser les personnes non-bancarisées fait définitivement partie de ce que nous voulons faire. Dans le cas du Venezuela par exemple, où vous avez une inflation insensée, je pense que même les personnes qui ont des comptes bancaires voudraient pouvoir placer leurs fonds dans quelque chose qui n'est pas nécessairement leur devise d'origine, mais dans lequel ils peuvent réellement conserver de la valeur. Je pense que le bitcoin est un actif vraiment attrayant dans ce type de situation, plutôt que de devoir dépenser votre argent immédiatement parce que cela ne servira à rien si vous le gardez. Vous pourriez ainsi le mettre dans Bitcoin pour le conserver, et vous pourriez même le placer dans des actifs stables. Avec le «Lightning Network», ce sont des cas d’utilisation vraiment attrayants pour beaucoup de gens.

Mais même aux États-Unis et en Europe, je pense que l'envoi d'argent à l’international n’est pas toujours quelque chose qui fonctionne de manière optimale. Bien sûr, il y a des sociétés comme Revolut, mais je pense que nous pouvons réduire encore davantage les frais et vraiment améliorer ces paiements transfrontaliers.

Nous voulons faire quelque chose d'accessible pour tout le monde, où vous n'avez pas à penser aux frontières, mais où vous pouvez simplement envoyer de l'argent. Un tel protocole de paiement ouvert serait très bon marché et interopérable.

David Marcus et moi avions tous les deux ce sentiment commun d'inachevé chez Meta

Vous pensiez déjà à ce projet avec David Marcus quand vous étiez encore chez Meta ?

Je pense que nous avions tous les deux ce sentiment commun d'inachevé chez Meta où nous avons travaillé sur le projet Diem. Le cas d'utilisation était très similaire. Nous voulions vraiment créer ce protocole mondial d'argent sur Internet et nous avions toujours le sentiment que c'était une anomalie que cela n'existe pas aujourd'hui.

Au bout d'un moment, nous sommes tous les deux arrivés à un point où il était devenu très évident que Diem n'allait pas être possible. Peu importe nos efforts, nous avions essayé de nombreuses voies et il est devenu clair que cela n'irait pas au bout. Nous avons eu tous les deux ce goût d'inachevé, mais nous savions que nous voulions faire quelque chose pour continuer sur cette voie.

Nous avons donc tous les deux décidé de prendre un peu de temps libre et de réfléchir à ce qui pourrait réellement être fait pour réaliser ce rêve. Et c'est un peu là que nous nous sommes retrouvés, sur Lightspark, où nous sommes toujours réunis par la même passion, avec la détermination que cela se concrétise réellement cette fois. Nous nous sommes demandés ce que nous pourrions faire pour aboutir à une voie qui nous permettrait d'y parvenir. C'est comme cela que nous nous sommes réunis autour de Lightspark.

L’Europe s’est montrée beaucoup plus bienveillante envers Diem que les États-Unis

Vous démarrez Lightspark dans un contexte particulier pour le marché des cryptomonnaies. Au-delà du bear market, il y a une différence d'approche des régulateurs dans le monde : très sévère aux États-Unis et plutôt flexible en Europe. Cette différence vous surprend-elle ?

En réalité, l’Europe s’est montrée beaucoup plus bienveillante envers Diem que les États-Unis. En matière de réglementation, les États-Unis étaient de loin les plus hésitants. Je pense que c'est toujours le cas, et ce sont eux qui donnent souvent beaucoup de fil à retordre à la finance et à Coinbase actuellement. Dans le passé, ils avaient déjà posé beaucoup de problèmes. A l'heure actuelle, de nombreux problèmes juridiques subsistent concernant les cryptomonnaies. Il n'est donc pas vraiment surprenant que la France et l'Europe soient plus ouvertes à ces domaines en ce moment, simplement parce que nous avons déjà expérimenté cette situation avec Diem et cela se poursuit encore aujourd'hui.

C'est votre premier voyage en France. Quel est votre regard sur l'écosystème crypto français ?

L'écosystème est super, c'est vraiment incroyable ! Le fait d'être ici à cette conférence (Surfin' Bitcoin à Biarritz, ndlr) ne fait que renforcer cette perception. En France, vous avez ACINQ et beaucoup de gens qui sont vraiment intelligents et qui comprennent vraiment ce secteur. C'est toujours génial d'interagir avec des gens qui sont brillants et qui ont vraiment de grandes idées. J'ai travaillé avec beaucoup de gens venant de France dans le passé, et je le fais toujours. David (Marcus, ndlr) passe d'ailleurs beaucoup de temps en France.

L'écosystème français semble très fort et se renforce vraiment au fil des années. C'est bien de voir le gouvernement être pro-startup et de voir sa volonté d'être plutôt pro-actif sur les questions des cryptomonnaies. C'est mieux d'essayer de comprendre ce secteur plutôt que de simplement dire non par défaut.