Décryptage par Louis-Samuel Pilcer
écrit le 22 septembre 2023
22 septembre 2023
Temps de lecture : 10 minutes
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L’Europe peut-elle encore gagner la course aux gigafactories de batteries ?

Pour rattraper le retard pris par rapport à la Chine en matière de production de batteries, la France et l'Europe ont investi des milliards d'euros pour accompagner la constitution de "gigafactories". Mais ces efforts pourraient être remis en cause par le plan d’investissement massif engagé par les États-Unis. Décryptage par notre chroniqueur Louis-Samuel Pilcer, haut fonctionnaire et maître de conférences à Sciences Po.
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La start-up française Verkor a annoncé jeudi dernier une levée de fonds de « plus de 2 milliards d'euros » pour mettre en place sa future gigafactory de batteries. Un chèque qui comprend une subvention publique d'environ 650 millions d'euros - sous réserve de la validation par la Commission européenne - ainsi qu'un prêt de 600 millions d'euros de la Banque européenne d'investissement. L'entreprise iséroise souhaite ouvrir à Dunkerque, d'ici 2025, une usine de batteries qui emploiera 1 200 personnes et fabriquera les batteries de plus de 200 000 voitures électriques, notamment pour les futurs modèles Alpine.

L’Europe a engagé un soutien public massif pour rattraper son retard par rapport à la Chine en matière de production de batteries. Pourtant, la Cour des Comptes européenne, qui a publié mi-juin son rapport sur la politique industrielle européenne en matière de batteries, estime que : « les chances que l'UE devienne un leader mondial de la production de batteries ne semblent pas bonnes » et que notre dépendance aux importations de batteries électriques pourrait rapidement devenir aussi problématique que notre dépendance actuelle aux importations de gaz naturel russe.

La dépendance européenne aux importations de batteries chinoises

Les batteries sont en train de devenir une ressource aussi indispensable que le gaz ou le pétrole. Les ventes de voitures électriques se sont fortement développées depuis 5 ans, passant d’un million de véhicules vendus dans le monde en 2017 à 10 millions l’année dernière. Les batteries représentent 30 à 40 % de la valeur d’un véhicule électrique et leur demande a été multipliée par 8 entre 2015 et 2021, rendant nécessaire un passage à l’échelle des capacités de production.

Ce passage à l’échelle a été largement anticipé par la Chine, qui entreprend depuis plusieurs années des politiques extrêmement volontaristes pour accélérer l’adoption de véhicules électriques et maîtriser l’ensemble de la chaîne de valeur des technologies de la transition écologique. La moitié des 26 millions de voitures électriques enregistrées dans le monde fin 2022 étaient sur le territoire chinois, qui représente naturellement le premier marché au monde pour les batteries. La Chine concentrait les trois quarts des 131 milliards de dollars investis en 2022 pour mettre en place des « gigafactories » – usines fabriquant suffisamment de batteries pour stocker plus d’un GWh d’énergie – de batteries utilisant la technologie lithium-ion, dominante sur le marché des voitures électriques.

Fin 2022, la moitié des véhicules électriques étaient assemblés en Chine, mais près de 80 % des cellules de batteries étaient fabriquées sur le territoire chinois. Si les matériaux critiques pour fabriquer des batteries – notamment le lithium – ne sortent pas de mines chinoises, le raffinage du lithium est réalisé à 65 % en Chine avec deux entreprises, Tianqi et Gafeng, qui maîtrisent à elles seules le tiers de la production mondiale. Le constat est le même pour les autres matériaux critiques entrant dans la fabrication de certains types de batteries, notamment le nickel et le cobalt. L’Europe et les États-Unis sont devenus extrêmement dépendants des importations chinoises : si un quart des voitures électriques sont assemblées en Europe, l’Union européenne et les États-Unis ne représentent que 7 % des capacités mondiales de production de batteries chacun.

Rapport

Un plan d'action stratégique pour faire de l'Europe le chef de file mondial de la production de batteries durables

Les États européens ont engagé des efforts importants pour accompagner l’installation de nouvelles gigafactories et rattraper leur retard par rapport à la Chine. Alors que les aides d’État octroyées aux entreprises sont extrêmement réglementées en Europe, la Commission européenne a accepté que les États membres subventionnent massivement des projets industriels sur la filière des batteries dans le cadre de Projets Importants d’Intérêt Européen Commun (PIIEC), dispositif permettant aux États membres de soutenir la quasi-totalité des investissements associés à un projet industriel d’envergure européenne. 12 États membres ont pu soutenir les projets de plus de 50 entreprises, pour un total de 6 milliards d’euros d’aides publiques et un investissement de 14 milliards d’euros.

La France a par exemple investi 850 M€ pour soutenir la constitution de la coentreprise ACC entre Stellantis, Total et Mercedes, et accompagner ses investissements de R&D près de Bordeaux, la construction d’une ligne pilote à Nersac (Charente) puis de la gigafactory de Douvrin dans le Nord. Trois autres projets industriels devraient être concrétisés par la France : deux sous-traitants de Renault, la société grenobloise Verkor et la filiale AESC du groupe chinois Envision, ont annoncé mettre en place des gigafactories de batteries à Dunkerque et à Douai. Le groupe taïwanais Prologium pourrait également ouvrir à Dunkerque sa première gigafactory européenne capable d’équiper plus d’un demi-million de véhicules avec une technologie de batteries à électrolyte solide, qui permet de fabriquer des batteries plus légères et dotées d’une plus grande autonomie. Le projet représente un investissement de 5,2 milliards d’euros, et le groupe a annoncé que la France pourrait l’accompagner par une subvention qui « devrait dépasser le milliard d’euros ».

Ces investissements pourraient permettre à la France de figurer à la 3ème place européenne en matière de capacité de production de batteries d’ici 2030, derrière l’Allemagne et la Hongrie qui ont également engagé des investissements massifs pour favoriser la localisation sur leur territoire d’usines de batteries. La Cour des comptes européenne estime que si les projets engagés aujourd’hui aboutissent, l’Union européenne devrait fabriquer les batteries nécessaires pour équiper 16 millions de voitures électriques par an, ce qui couvre en grande partie les besoins européens.

L’Inflation Reduction Act américain, susceptible de remettre en cause les deux tiers de la production européenne de batteries

Ces projets d’usines sont toutefois compromis par les politiques protectionnistes américaines portées par Joe Biden, qui a engagé en 2022 un plan d’investissement massif dans les industries de la transition écologique dans le cadre de son Inflation Reduction Act (IRA). Ce plan d’investissement public estimé à 390 Md$ permettra notamment d'accélérer le déploiement des véhicules électriques tout en favorisant la fabrication de leurs batteries sur le sol américain. L’IRA prévoit des investissements de plusieurs milliards d’euros pour accompagner les installations de gigafactories aux États-Unis, notamment par le biais d’un crédit d'impôt permettant aux usines américaines de bénéficier de 45 dollars de baisse d'impôt pour chaque kilowatt-heure produit par l'usine, sous réserve que la cellule et le module de la batterie soient fabriqués sur le sol américain. Le coût moyen d'une batterie est estimé à environ 150 $/kWh et le soutien octroyé par le gouvernement fédéral américain est susceptible de réduire les coûts de production des batteries américaines d'environ un tiers, pour garantir leur compétitivité face à la concurrence chinoise.

Au-delà des subventions, l’Inflation Reduction Act a mis en place une aide de 7 500 $ pour l’acquisition d’une voiture électrique, conditionnée au fait que leurs batteries et principaux matériaux critiques soient fabriqués en Amérique du Nord. Cette politique bloque mécaniquement l'entrée du marché américain aux batteries fabriquées en Europe, alors que les batteries fabriquées aux États-Unis pourront, quant à elles, continuer à être exportées en France et en Europe. Les États-Unis ont compris que les usines de batteries reposent sur des investissements massifs qui ne seront rentabilisés qu'en ayant accès à un marché large, et ont décidé de s'appuyer sur leur marché intérieur pour garantir des débouchés pérennes à leurs usines et leur permettre, à terme, d'être compétitives y compris à l'export.

Ces politiques ont été très efficaces. En quelques mois, plusieurs entreprises ont annoncé remettre en cause leurs projets d'investissement en Europe pour ouvrir des usines aux États-Unis : le groupe norvégien Northvolt a annoncé que son projet de gigafactory en Allemagne pourrait être remis en cause, Tesla a annoncé "adapter ses priorités en matière d'assemblage de cellules en faveur des États-Unis", Italvolt envisageait de construire une gigafactory près de Turin et a finalement décidé d'implanter sa première usine en Californie. Le constructeur automobile allemand Volkswagen a également indiqué en mars 2023 mettre en pause ses projets d'implantation d'usines de batteries en Europe en attendant que la réponse européenne à l'IRA soit clarifiée. Selon l’ONG Transport & Environment, les deux tiers des projets d’usines de batteries qui devaient s’implanter en Europe pourraient être remis en cause par les politiques protectionnistes des États-Unis.

Etude Transport&Environnement

Vers un protectionnisme vert pour protéger le marché européen ?

L’Europe a pris le sujet au sérieux. Les ministres de l’Économie français et allemand, Bruno Le Maire et Robert Habeck, se sont rendus à Washington en février dernier pour négocier avec le gouvernement américain une meilleure prise en compte des intérêts européens dans le cadre de l’IRA. Les ministres et la Commission européenne ont notamment demandé aux États-Unis d’accepter que les véhicules dont les batteries sont produites en Europe puissent donner droit à l’aide de 7 500 $ de l’IRA, au même titre que ceux produits en Amérique du Nord. En l’absence d’accord avec les États-Unis sur le sujet, une riposte s’est avérée nécessaire ; un Net-Zero Industry Act a été proposé en mars pour simplifier les implantations industrielles pour les technologies vertes et permettre, dans le cadre du Temporary Crisis and Transition Framework (TCTF), d'augmenter significativement les niveaux de soutien public envisageables en particulier pour les projets d'usines de batteries.

La fabrication de batteries pour les véhicules électriques implique des investissements massifs et des économies d’échelle importantes. Les subventions publiques et crédits d’impôts permettent de réduire le niveau d’investissement nécessaire pour mettre en place une usine, et représentent un facteur important de compétitivité industrielle. Mais l’accès à un large marché est indispensable pour permettre à ces usines d’offrir à leurs clients des prix attractifs. Privées du marché américain protégé par l’IRA et d’un marché chinois encore plus fermé, nos entreprises devront concurrencer sur le seul marché européen les exportateurs de batteries américaines et chinoises qui bénéficieront de tarifs compétitifs grâce aux débouchés sécurisés sur leur marché national.

Un début de réponse a été proposé par la France, qui a conditionné les aides pour l'achat d'une voiture électrique à son bilan carbone. Cette politique n'est pas ouvertement protectionniste, mais l’empreinte environnementale d’une batterie est directement liée à la localisation de l’usine où celle-ci a été fabriquée. 40 à 60 % du bilan carbone d'un véhicule électrique est lié à la fabrication de sa batterie et les batteries produites en Chine et aux États-Unis sont significativement plus polluantes que leurs équivalents européens qui bénéficient d’une électricité décarbonée.

Au-delà des questions d’autonomie stratégique, accepter le leadership américain et chinois sur la fabrication des batteries serait irresponsable sur le plan environnemental. Les SUV électriques américains sont souvent plus polluants que des voitures à essence ; les voitures électriques ne permettront réellement de réduire nos émissions de gaz à effet de serre que si elles sont suffisamment légères pour embarquer de petites batteries fabriquées avec de l’électricité décarbonée et dont les matériaux critiques sont recyclables ou recyclés.

Pour que les gigafactories européennes survivent à la concurrence chinoise et au protectionnisme américain, il est indispensable que de telles politiques soient menées à l’échelle de l'Union européenne pour offrir à nos usines un accès privilégié au deuxième marché mondial en matière de véhicules électriques. Notre industrie des batteries ne pourra résister que si l’Europe, comme les autres grandes puissances, assume de protéger son marché des importations américaines et chinoises sur un secteur aussi stratégique que celui des batteries.

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