Les restaurants sont-ils devenus des startups comme les autres ? Pour grandir ou se financer, certains chefs d'établissements ont en tout cas recours à des procédés autrefois réservés au monde de la tech, comme les accélérateurs d'entreprises ou... les levées de fonds. S'ils restent peu nombreux, leurs réussites se multiplient depuis quelques années en France.

On peut citer parmi elles Cala avec 5,5 millions d'euros levés pour faire des pâtes sans cuistot, le groupe Jour qui a levé environ 2 millions, Not So Dark qui avait amassé 20 millions pour redorer l'image des dark kitchens, ces restaurants fonctionnant uniquement par livraison (notons que l'entreprise a depuis opéré un virage stratégique différent et levé 80 millions de plus), les burgers premium PNY avec 15 millions d'euros, ou encore, plus récemment, Mikuna, une chaîne française spécialisée dans la cuisine sud-américaine, qui vient d'annoncer sa première levée de fonds à un million. Mais alors, qui sont ces restaurateurs ?

Lever des fonds pour contourner les limites des banques

Pour Amaury Dumont, l'aventure Mikuna a débuté en 2019, "un an pile poil avant le Covid". Si le contexte allait vite se tendre pour l'ensemble du secteur, lui, s'estime être plutôt du côté des chanceux. Après avoir ouvert avec son associé et ami Thomas Ferdant un premier établissement de restauration rapide péruvien autour du ceviche - un plat à base de poisson cru - rue Miromesnil, à Paris, les deux "foodies" résistent à la pandémie grâce aux livraisons... et décident d'ouvrir un second restaurant en 2021, puis deux autres, tour à tour, en plus de trois restaurants éphémères.

Pendant un temps, leurs économies et les prêts à la banque suffisent. Mais vient un jour où leurs ambitions dépassent les montants que l'on veut bien leur prêter. "On s'est rapidement aperçus qu'on serait limités par les banques, nous explique l'entrepreneur. On avait de très bonnes relations avec elles, mais il y avait malgré cela un montant maximum, un plafond qu'on ne pouvait pas dépasser, parce que nous n'avions que quelques années d'exercice, et surtout par rapport à nos apports personnels. C'était bien tant qu'on ne comptait ouvrir qu'un ou deux restaurants, mais pas pour s'agrandir davantage. Le fait que l'on soit rentables ou pas n'y changeait rien, à moins à la limite d'avoir eu une très, très forte croissance."

Se pose alors la question des financements. Or si Thomas Ferdant est un pur produit de la restauration et de l'hôtellerie, Amaury Dumont, lui, a un profil plus business. Juste avant d'ouvrir Mikuna, il était chargé du développement d'une entreprise. Le commerce, les chiffres, c'est son domaine.

En étudiant leurs options, il constate que plusieurs groupes ou chaînes de restauration rapide, des restaurants asiatiques, italiens, marocains et bien d'autres, ont eu recours à une levée de fonds. Ils décident de tenter leur chance, et parviennent à boucler un premier tour de table à plus d'un million d'euros grâce à 13 business angels, parmi lesquels se trouvent notamment Frédéric Merlin, président du groupe SGM et nouvel acquéreur du BHV Marais, et Sébastien Chapalain, ex-directeur général de Pizza Hut France, ex-président de Class croute.

Leur décision ne s'est pas faite à la légère. Les deux cofondateurs de Mikuna nous expliquent notamment avoir veillé à ne pas multiplier les business angels, pour éviter à l'avenir les brouilles décisionnelles entre les parties prenantes. Surtout, ils ont attendu de trouver "les bonnes personnes", "qui pouvaient apporter les bonnes choses". "On n'a pas hésité à dire non à certains profils, remarque Amaury Dumont. On s'est vraiment intéressés à leurs compétences, pour qu'elles soient complémentaires avec les nôtres. Bon forcément, du coup, on a mis du temps... Un peu plus de six mois. Mais il y avait aussi le contexte économique tendu qui entrait en jeu !"

Un club d'investissement dédié aux restaurateurs

Romain Amblard, un ancien de Numa qui a lancé Service Compris, un accélérateur spécialisé dans l'accompagnement des restaurateurs, est en tout cas loin d'être étonné par ce choix. Il nous explique justement qu'il lancera en début d'année 2024 un "club d'investissement" pour aider les professionnels du secteur à lever des fonds.

Pour lui, la plupart des commerces de bouche ont trop longtemps été laissés à l'abandon, mal conseillés et mal accompagnés sur la partie business de leur activité. "Dans ce domaine, on fait soit une école pour apprendre à cuisiner, soit une école de commerce qui nous apprend à gérer un restaurant. Il n'y a pas vraiment d'études qui combinent les deux..."

"Les banques, nous explique-t-il, sont aujourd'hui le mode de financement numéro un pour les restaurateurs. Mais les conditions se sont un peu crispées ces derniers temps... Il faut 30 à 35% d'apport de la somme que l'on veut emprunter, c'est très compliqué quand on est primo-accédent, ou qu'on n'est pas accompagné par une structure comme un accélérateur ou d'autres professionnels, qui rassurent les établissements de prêt."

Si on finirait "toujours par trouver" un prêt bancaire, il y a de toute façon un moment où les banques ne suffisent plus. C'est exactement ce qui est arrivé à Mikuna, qui voit les levées de fonds comme une solution complémentaire aux banques. Pour emprunter plus, il fallait plus d'apport... Maintenant qu'ils ont un million en banque grâce à leurs business angels, ils pourraient désormais emprunter 3 millions d'euros.

Comment financer un restaurant ?

D'autres alternatives existent, reconnaît Romain Amblard. Il y a notamment le crowdfunding, qui fait plutôt office de "pansement" car les sommes récoltées seront limitées, ou l'appel à de petits investisseurs, "souvent des proches qui ont un peu de moyens". "Là, les sommes dépassent rarement les 70 000 euros levés, et il faut faire attention car cela peut vite devenir très difficile à gérer en termes de gouvernance : on conseillera de bien prendre le temps de clarifier les rôles et responsabilités", recommande le fondateur de Service Compris.

Il y a ensuite les VC et fonds d'investissements. Mais il en existerait "très très peu dans la food, les retours sur investissements étant beaucoup moins intéressants sur le papier que dans la tech". "Ils vont surtout s'intéresser aux franchises et aux modèles de restaurants très facilement réplicables, comme des chaînes de poke bowls, de sushis, etc. Les investissements sont massifs et il peut y avoir en retour un très fort interventionnisme de la part de ces fonds. Pour nous qui travaillons avec des restaurateurs pour la plupart en reconversion et à la recherche de plus d'humain, ce n'est pas vraiment un modèle vers lequel on se tournerait."

"Finalement, on a fini par identifier un trou dans la raquette. Pour lever entre 200 000 et 500 000 euros, c'est très compliqué, il n'y a pour ainsi dire pas trop de solution", regrette Romain Amblard. Les profils qui y parviennent sont souvent plutôt des profils tech, ou des personnes qui ont un très bon réseau, par exemple "un ancien startuper ou entrepreneur, ou quelqu'un qui travaillait dans les VC, la finance, etc."

Il n'y a qu'à reprendre la liste dressée dans l'introduction de cet article pour illustrer son propos. Ylan Richard a fondé Cala en sortant d'une école d'ingénieurs. Le groupe Jour a été fondé par un ancien d'école de finance, devenu entrepreneur. Not So Dark (renommé Clone) ? Deux startupers en série. Quant à PNY, il a été cofondé par une ancienne et un ancien d'HEC, qui ont d'abord fait carrière dans le commerce et la banque.

Des investisseurs déçus de la tech, en dépit des rendements prometteurs

Pour donner "plus de chance aux autres profils", Romain Amblard lance donc prochainement un club d'investisseurs - il refuse volontairement le terme "fond". Les restaurateurs pourront lever des fonds, et bénéficier en parallèle de l'accompagnement de l'accélérateur. "C'est un entre-deux, un mélange de soutien technique et financier, qui à notre connaissance, n'existe pas encore dans le domaine de la restauration."

Les premiers investisseurs, parmi lesquels on trouverait des "déçus de la tech" à la recherche d'investissements plus concrets, ont déjà signé avec Service Compris pour ce projet peu commun. "Certes, ils ne feront pas du +100 ou +200%. On n'aura jamais les multiples et la rapidité de croissance de la tech : s'ils gagnent 10 à 15% les dix premières années, c'est déjà super. Mais dans un contexte où l'impatience ne nous a pas toujours porté chance, un peu de patience ne fera sûrement pas de mal...", se projette déjà le gérant de Service Compris.