Cette situation m’amène depuis plusieurs mois à réfléchir à comment mieux anticiper et gérer les crises. Cela passe notamment par la gestion des risques, la résilience, la communication et la capacité à remobiliser des équipes sur un projet de long terme. Après avoir écrit un premier livre sur le Scale des startups (Start to Scale), je réfléchis donc à écrire un nouveau livre sur ce sujet complexe. Car au-delà des dirigeants, la gestion de crise concerne tous les managers et employés.

A la veille des 10 ans de Partoo et en analysant ces 3 dernières années, j’ai la conviction que le scale passe aussi par un « état de crise permanent » dans le sens premier du mot crise : car étymologiquement, le mot crise vient du latin crisis et du grec krisis, qui signifie l'action et la difficulté à choisir.

Et constamment, le scale passe par l’action et la prise de décision.

Impossible ici d’écrire un article sur la gestion de crise ; le sujet est en effet bien trop vaste. Au contraire, j'aimerais revenir sur deux mythes, deux illusions dont se bercent tous les entrepreneurs, mais qui sont aussi nécessaires pour se lancer. Plus tard, lors de la phase de scale, il est cependant utile de déconstruire ces mythes pour survivre et traverser les crises.

Mythe n°1 : Ça va se calmer…

Le premier mythe de l’entrepreneuriat est de croire que « ça va se calmer », que ça devient plus facile avec le temps.

Car au fur et à mesure que l’entreprise grandit, on règle certains sujets, on traite certains problèmes. On recrute aussi de nouvelles personnes pour « déléguer » une partie de son travail et de sa charge mentale. Mais la complexité de l’organisation et la nature des challenges évoluent aussi. Et cela ne devient pas « plus facile » avec le temps ; au contraire, les dirigeants et les managers doivent progresser constamment pour gérer des problèmes de nature différente. Plus qu’une simplification ou une complexification des enjeux à traiter, je vois la vie d’une scale-up comme un enchaînement de bonnes périodes et de moins bonnes périodes. Et ces enchaînements peuvent être plus ou moins forts en vertu de la loi (familière) de l’emmerdement maximum. Car les problèmes ne viennent pas seuls.

J’ai vraiment réalisé que cela n’allait pas être « plus calme » après, lors de la vague de licenciements de 12.000 personnes, annoncée chez Google en Janvier 2023. De mon point de vue, après 25 années de croissance folle, Google avait alors atteint une position de quasi-monopole, construit une équipe exceptionnelle, soudée par des valeurs communes ; ils avaient construit une forteresse inébranlable. Et pourtant… Google doit aujourd’hui faire face à de nouveaux challenges : des investisseurs qui demandent plus, un business model remis en cause par l’IA et la concurrence de TikTok, une société chinoise créée en 2016 venant dangereusement grignoter des parts de marché auprès d'une gen Z addicte aux réseaux sociaux.

Il est donc important de réaliser que le parcours d’un entrepreneur est constamment semé d'embûches. Comprendre que cela ne devient pas plus facile avec le temps permet ainsi de se ménager et de garder des forces pour la suite. Mais cela oblige surtout à approcher les crises comme faisant partie de la vie « normale » d’une entreprise… et en un sens à apprécier le challenge qu’elles représentent. Car dans un état de crise permanent, il faut bien trouver un intérêt à relever ces challenges : sinon l’entrepreneuriat ne devient plus qu’un chemin de croix, une quête d’un idéal de plénitude qui n’arrivera sûrement jamais.

Après 10 ans de bataille, l’entrepreneur qui regarde en arrière et se rend compte que tout ce chemin ne l’a pas rendu heureux n’aura finalement rien gagné. A la fin, ce qui compte ce n’est pas l’arrivée mais la quête.

Mythe n°2 : L’horizon, cette destination qui nous échappe

Car le deuxième mythe de l’entrepreneur c’est qu’il y a une « arrivée », qu’il y a une « fin » pour l’entreprise ; qu’il y a un horizon de temps ou l’entreprise arrive enfin à destination.

La réalité, c’est qu’il n’y a pas d’autre « fin » pour une entreprise que la fermeture ou le rachat. Il peut certes y avoir une fin de l’aventure pour l’entrepreneur, le dirigeant, le manager. Mais l’entreprise est censée leur survivre comme Apple a survécu à Steve Jobs ou Google à la démission de Larry Page en 2019. Et idéalement, l’entreprise survit indéfiniment.

Penser l’entreprise à un horizon de temps défini (levée de fond, revente, IPO…) est selon moi une erreur entrepreneuriale. En effet, cela pousse à mettre certains problèmes sous le tapis, à favoriser le court terme au long terme. Ce qui m’a le plus marqué chez Partoo c’est à quel point les erreurs se payent ; et à quel point, un jour, les bonnes décisions prises il y a si longtemps portent enfin leurs fruits. On récolte toujours ce que l’on sème : et la mauvaise récolte se fait généralement en période de crise…

Le monde des levées de fonds de 2020 à 2022 a entretenu l’illusion d’un entrepreneuriat qui « va vite », d’un « succès rapide ». Il est vrai qu’après avoir levé 10 millions, il est plus facile d’atteindre son premier million de revenu en un an. Mais la réalité de l’entrepreneuriat, la réalité du scale, c’est celle du temps long : 10 ans, 15 ans. C’est le retour de tous les entrepreneurs de la génération formée par Denis Payre de Business Object, Frédéric Mazzella de Blablacar ou encore Octave Klaba d’OVH.

Aujourd’hui, bon nombre d’entrepreneurs se lancent la fleur au fusil. Ils espèrent souvent remonter une autre boite dans 5 ans. Cet idéal est entretenu par quelques success stories de revente comme celle de Zenly. Mais dans la majorité des cas, si vous remontez une boîte 5 ans plus tard, c’est que la première n’a pas eu le succès escompté. Car l’entrepreneuriat est une aventure de long-terme. Eric La Bonnardière est ainsi à la tête d’Evaneos depuis 15 ans, Stanislas Niox-Château dirige Doctolib depuis 11 ans et Jonathan Cherki pilote Content Square depuis 12 ans déjà. Cela prend du temps de scaler une startup. Et de l’extérieur, on ne voit que l’aboutissement. C’est un peu similaire à l’adage des célébrités : « Il a mis 5 ans à être connu du jour au lendemain ».

Et en 15 ans, il y aura malheureusement d’autres crises.

Un des enjeux de la tech française est donc aujourd’hui d’apprendre à y survivre en les anticipant et en pensant le scale sur le temps long. 2024 sera une année riche d’enseignements pour tous les managers de startups qui veulent un jour se lancer dans une nouvelle aventure entrepreneuriale. Une année où l’empathie sera la valeur clé pour ne pas fracturer les relations employés / dirigeants.

C’est enfin le mythe de l’entrepreneuriat facile qui en prend un coup : car si « tout le monde peut devenir entrepreneur », il faut savoir prendre du plaisir à l’être…