Les substances hallucinogènes furent naguère prisées en Californie mais ces pratiques n’ont a priori plus cours. Pour autant, plusieurs déclarations d’entrepreneurs célèbres laissent perplexes sur leur sens des réalités… sauf à postuler que l’hubris constitue un puissant carburant alimentant la propension à créer des monopoles à coup de milliards de dollars.

Ainsi, le cofondateur d’Open AI annonçait en février 2024 être en pourparlers avec des investisseurs pour « lever entre 5 000 et 7 000 milliards de dollars [pour] la fourniture de la puissance de calcul nécessaire aux développements de l'intelligence artificielle ».

Lever 5 trilliards de dollars : un coup de communication ?

Un tel objectif est audacieux, même avec un accès direct aux magnats de l’industrie et de la finance : ceci équivaut à lever suffisamment de cash pour racheter sans coup férir les trois premières capitalisations boursières mondiales.

Un tel effet d’annonce peut être interprété comme l’ambition d’être l’égal des leaders de son secteur : c’est donc un message aux investisseurs pour expliquer que la valorisation d’Open AI à l’occasion des prochains tours de table financiers sera stratosphérique… si la thèse d’investissement est crédible, faute de quoi le retour à la réalité sera compliqué.

La tentation de « tuer le match »

Cet exemple illustre une tendance très anglo-saxonne de vouloir « tuer le match » avec des moyens financiers quasi illimités.

L’hypercroissance dopée par des milliards de dollars est courante : outre l’astéroïde Open AI, on peut citer Airbnb (location de logements), Uber (services de VTC), SpaceX (vols spatiaux), Palantir Technologies (science des données) … et même WeWork (espaces de travail partagé).

On retrouve le même phénomène en Chine avec des entreprises de taille équivalente : Ant Group (services financiers), Didi Chuxing (services de transport), ByteDance (réseaux sociaux) et Meituan (services en ligne).

L’argent ne fait pas tout

Ce pari du gigantisme accompagné d’une grande vitesse d’exécution peut s’avérer gagnant. Mais ce n’est pas toujours le cas, à l’instar de WeWork ou des péripéties de OneWeb, qui a fait faillite en 2020. Après avoir carbonisé plusieurs milliards de dollars d’investissement, l’oiseau phénix des télécoms par satellite a pu renaître de ses cendres en 2021.

Bref, la douche à billets n’est pas toujours l’alpha et l’oméga de la réussite entrepreneuriale, quand bien même on disposerait d’une capacité quasi illimitée à dépenser et à constituer des équipes hautement qualifiées.

De même qu’on ne crée pas la meilleure équipe de foot du monde avec les meilleurs joueurs de foot du monde, la recette du succès sportif et entrepreneurial est plus subtile.

Agilité stratégique et motivation des équipes

Autant il est rare de voir un amateur sortir victorieux d’un combat de MMA avec le champion en titre, autant il arrive que la puissance intellectuelle et l’agilité stratégique parviennent à prendre le dessus sur des startups gonflées à l’hélium lourd.

C’est ainsi que des structures de taille moyenne comme le Studio Ghibli réussissent à créer des succès mondiaux plus significatifs que certains mastodontes du cinéma qui ont oublié leur raison d’être. Parmi ces acteurs agiles et frugaux dans l’univers des startups, on peut citer :
GitHub : acquise par Microsoft pour 7,5 Md$ en 2018, cette plateforme de services logiciels a démarré avec un financement modeste. Sa croissance organique considérable est fondée sur la qualité de l’offre et sur l’animation de sa communauté d’utilisateurs.

Stripe : cette plateforme de paiement en ligne a également connu une croissance rapide avec un financement initial réduit. La facilité d'intégration de cette solution par les développeurs d’application fut déterminante.

FlixBus : cette startup est devenue en quelques années la plus grande entreprise européenne de transport par bus longue distance. Créée avec un financement modeste, FlixBus a réussi à disrupter son industrie avec des prix bas et une expérience de voyage très qualitative.

Le développement de ces entreprises montre qu'une gestion frugale des ressources ajoutée à une focalisation sur la qualité du produit et de l’expérience utilisateur peuvent conduire au succès, même face à des concurrents nettement plus financés.

Le syndrome du renard libre dans un poulailler libre

Cependant, même des entreprises agiles auront du mal à prospérer face à des startups surfinancées développant une offre à forte valeur ajoutée à un prix initial volontairement réduit pour éliminer la concurrence. Mieux vaut alors resegmenter pour éviter la confrontation directe et pour traiter des besoins pas ou mal satisfaits avec une proposition de valeur considérable.

A l’instar des civilisations, les monopoles sont éphémères. Si une entreprise parvenue à évincer ses concurrents pratique des prix arbitrairement élevés doublés d’un contrôle excessif des utilisateurs, la politique reprendra immanquablement le dessus en Europe comme ailleurs.

Un renard libre dans un poulailler libre a en effet rarement un effet bénéfique sur la population des gallinacées. Une startup qui « réussit trop bien » au point d’évincer la concurrence provoquera tôt ou tard des enquêtes antitrust et des appels à une régulation plus stricte de son activité.

Ceci montre qu’on ne peut pas durablement « tuer le match » même avec des moyens financiers quasi illimités car il existe des forces de rappel, tant au niveau des équipes adverses que des arbitres et même des spectateurs.

Le rêve de beaucoup d’entrepreneurs est d’avoir un impact et de prospérer grâce à des clients récurrents tout en tenant ses confrères à distance… mais il y a une limite entre l’ambition de devenir leader sur un segment significatif et la volonté de dominer l’ensemble du marché.