14 kilomètres, c’est la distance minuscule qui sépare l’Europe de l’Afrique dans le détroit de Gibraltar, où l’Espagne et le Maroc se retrouvent nez à nez. Pourtant, les pays européens ne pensent pas souvent d’entrée de jeu à l’Afrique quand il s’agit d’investir ou de construire des passerelles technologiques.

Ce sont plutôt les alliés traditionnels, comme l’Allemagne, le Royaume-Uni, les États-Unis (quoi que) et le Canada, ou des pays aux ressources colossales, comme les Émirats arabes unis, le Qatar et l’Arabie saoudite, qui sont plébiscités. Mais dans une période de forts bouleversements géopolitiques, la carte diplomatique et économique du monde est en train de se redessiner. Et l’Afrique entend bien tirer son épingle du jeu, notamment sous l’impulsion du Maroc qui monte en puissance depuis quelques années.

«C’est l’université africaine pour adresser les enjeux du continent africain»

Le royaume est notamment réputé pour ses ingénieurs, dont l’excellent niveau en mathématiques, séduit de nombreux groupes français. Depuis 2017, le Maroc dispose d’un vaisseau amiral au niveau académique avec l’Université Mohammed VI (UM6P). Son campus principal est situé à Ben Guerir, une ville initialement connue pour héberger la plus grande base militaire marocaine, située à seulement 72 kilomètres de Marrakech. Et au-delà de former une génération brillante d’étudiants, l’UM6P veut agir comme un véritable catalyseur de la tech marocaine avec un impact qui dépasse les frontières nationales et continentales. «C’est l’université africaine pour adresser les enjeux du continent africain», résume Max Lesaffre, directeur du pôle entrepreneuriat de l’UM6P France.

Que ce soit en matière d’agriculture, d’eau, d’énergie ou encore de santé, ce ne sont pas les défis qui manquent pour les pays africains. Dans ce contexte, les innovations technologiques représentent une opportunité majeure pour rattraper leurs retard. «Face aux manque d’infrastructures historiques, la digitalisation apparaît comme un formidable accélérateur de développement», observe Max Lesaffre.

D’où la volonté du roi Mohammed VI de doter le Maroc d’un centre névralgique pour faire entrer le royaume, et par ricochet le continent africain, dans une ère futuriste pour s’adapter aux mutations à venir. «L’UM6P est une plateforme d’innovation et cela se retrouve dans le design même de l’université. En effet, les entrepreneurs à l’UM6P bénéficient d’un écosystème intégré pour tester à l’échelle réelle et en conditions réelles les solutions pour les enjeux de transition du continent», explique le Français qui s’attèle à mettre en place des ponts entre l’Europe et l’Afrique.

Lancement du programme «NextAfrica» avec Station F

Dans cette perspective, l’UM6P a annoncé en début d’année un partenariat avec Station F pour lancer un programme d’accélération destiné à renforcer les liens entre les deux rives de la Méditerranée. Baptisé «NextAfrica», celui-ci vise à accompagner des startups internationales à se développer sur le marché africain, notamment dans les domaines de la greentech, de l’agritech et de la healthtech.

Durant six mois, l’objectif est de bénéficier de l’effervescence de Station F, véritable écosystème dans l’écosystème au cœur de Paris, et des infrastructures de l’UM6P au Maroc. De cette manière, la vingtaine de startups retenues a la possibilité de bénéficier des ressources et du réseau d’entrepreneurs et d’investisseurs de l’incubateur XXL initié par Xavier Niel, ainsi que d’immersions au Maroc sur le campus de l’UM6P à Ben Guerir.

«C’est un programme d’accélération transcontinentale, avec une immersion dans les écosystèmes de Paris à Station F et du Maroc à l’UM6P. Dans le cadre du Gitex Africa, c’est une immersion de quatre semaines qui est proposée aux startups accompagnées. Cela leur permet de se familiariser avec le monde des affaires marocain et africain, et d’accéder à des rencontres de haut niveau», explique Max Lesaffre.

«It’s time for Africa !»

Parmi les startups accompagnées par l’UM6P qui étaient présentes au Gitex Africa à Marrakech en avril, on retrouve notamment Rosetta Omics, qui cherche à améliorer la détection des cancers. Pour Wahid Awad, co-fondateur et patron de cette jeune pousse, le programme «NextAfrica» représente une aubaine pour se développer de l’autre côté de la Méditerranée. «Au début, je me disais que c’était trop tôt pour l’Afrique. Et puis la chanson de Shakira ("Waka, Waka", ndlr) m’est venue en tête. Elle disait : "It’s time for Africa !" Alors je me suis dit "pourquoi pas" !», indique-t-il. «L’UM6P a un modèle très spécial. Faire un pont entre l’Europe et l’Afrique, c’est très ambitieux comme vision. Les connexions avec le CHU de l’UM6P et l’UM6P Ventures sont de vrais atouts. Cela peut accélérer notre go-to-market sur le marché africain. Et le Gitex Africa a été une bonne surprise, je suis ravi de voir l’enthousiasme qui règne ici au Maroc», ajoute l’entrepreneur d’origine égyptienne.

Autre startup du voyage pendant le Gitex Africa, SenseBioTek se concentre sur la détection de maladies à partir des composés organiques volatils émis par le corps humain. «Le programme NextAfrica permet de voir comment adresser le marché marocain et africain d’un point de vue réglementaire, d’avoir des interactions avec l’écosystème de l’UM6P sur la partie analytique et nanotechnologique, et de construire des ponts entre des équipes de recherche au Maroc et notre équipe. Notre technologie est très versatile, elle peut être utile pour l’agroalimentaire ou la détection d’explosifs par exemple. Mais nous avons besoin de trouver des industriels pour développer des cas d’usage», explique Nabil Noumane, fondateur et CEO de cette biotech qui ambitionne de détecter les cancers avant qu’ils ne se déclenchent dans l’organisme. Quant à Othman Harit, co-fondateur et CEO d’iAvicenne, qui s’appuie sur l’IA pour proposer un diagnostic précis aux médecins, il estime que «ce programme permet de connecter à l’écosystème très riche de l’UM6P et de prendre des raccourcis pour le go-to-market».

«The Forge», la fabrique à licornes de l’UM6P

Quand ils seront sur le site de Ben Guerir, ils pourront baigner dans l’effervescence de StartGate, campus dédié à l’innovation et à l’entrepreneuriat au sein de l’UM6P. Sorte de «mini-station F» marocain, cette structure a vocation à donner vie à des startups prometteuses, en partant de l’idéation pour aller jusqu’au déploiement à l’échelle, en passant par l’incubation et l’accélération. Son programme phare : «The Forge». Celui-ci doit permettre, avec une résidence de 9 à 12 mois, de mettre sur orbite de futures licornes africaines.

Si une telle dynamique se met en place dans les prochaines années, cela pourrait-il donner naissance à une «Silicon Valley» marocaine près de Marrakech. «Ben Guerir, c’est Palo Alto, et Marrakech, c’est San Francisco», confie avec le sourire Yassine Laghzioui, CEO de UM6P Ventures, le fonds d’investissement de l’université marocaine. En tout cas, l’investisseur espère bien que «The Forge» permettra de donner naissance à de nombreuses licornes.

Pour cela, il estime qu’il faut se montrer aussi exigeant qu’ambitieux. «On a reçu 2 000 candidatures, 99 ont retenu notre attention. Il y en aura 30 à l’arrivée. Nous sommes très sélectifs. Je suis convaincu que la startup, c’est le fondateur, surtout en early stage. Mais il faut aussi le timing, le marché, l’infrastructure… Une chose est sûre : le copier-coller, ça ne marchera pas ! On a tout ce qu’il faut pour devenir un centre d’émulation et je pense que nous avons tout ce qu’il faut pour créer la première licorne marocaine avec ce programme», assure Yassine Laghzioui.

Pour cela, toutes les forces sont les bienvenues, y compris celles en dehors du royaume. «30 % des entrepreneurs qui vont venir ne sont pas marocains», précise-t-il. Avant de donner des éléments sur le profil d’entrepreneur recherché : «Les entrepreneurs qui ont rencontré l’échec, ce sont des profils qu’on adore. Échouer, c’est la meilleure école pour apprendre. On recherche des profils atypiques qui sortent du lot. Elon Musk n’a jamais été un rocket scientist et il arrive pourtant à envoyer des fusées dans l’espace avec SpaceX.» Et Yassine Laghzioui est plutôt confiant dans les chances de succès de l’UM6P avec «The Forge» : «Nous avons déjà des sous-licornes marocaines valorisées plus de centaines de millions de dollars. Si les investisseurs ont le courage de valoriser plusieurs centaines de millions de dollars nos startups, c’est le début de la réussite. L’idée est de créer un cercle vertueux, un peu à la manière de la mafia PayPal.»

3 000 startups au Maroc en 2030

L’ambition de l’investisseur fait écho à celle du gouvernement marocain. En effet, le Maroc a un agenda économique et technologique très chargé jusqu’à la fin de la décennie, qui s’est accéléré avec l’obtention de l’organisation de la Coupe du monde de football 2030 avec l’Espagne et le Portugal. Soucieux de peser davantage sur la scène mondiale, le royaume a ainsi dégainé la stratégie «Maroc Digital 2030» pour accélérer sa transformation digitale.

Dans ce cadre, les startups marocaines occupent une place de choix, puisque Rabat veut en multiplier le nombre très rapidement : de 380 en 2022 à 3 000 d’ici 2030 avec un premier cap fixé à 1 000 en 2026. Parmi ces jeunes pousses, le Maroc espère faire naître une à deux licornes… et une dizaine de gazelles ! Ce terme désigne les startups qui réalisent un chiffre d’affaires supérieur à 5 millions de dollars et enregistrent une croissance 10 à 20 % sur trois ans. Pour atteindre des objectifs aussi ambitieux, le royaume peut ainsi compter sur le foisonnement de l’Université Mohammed VI Polytechnique (UM6P) pour propulser des pépites technologiques, notamment dans la deeptech.

Un sommet deeptech en mai

Le campus de Ben Guerir sera sous le feu des projecteurs prochainement avec le Deeptech Summit les 8 et 9 mai. «C’est l’occasion de promouvoir toutes les formes de la deeptech sur les enjeux du continent africain», estime Max Lesaffre. Pendant deux jours, cet événement, dont ce sera la deuxième édition, vise à rassembler chercheurs, entrepreneurs, investisseurs et décideurs autour d’une ambition commune : explorer les leviers d’innovation utiles aux transitions technologiques du continent.

Forcément, il y aura une attention spécifique portée à l’intelligence artificielle dans l’évolution des modèles d’innovation scientifique, entrepreneuriale et industrielle en Afrique et au-delà. «Cette deuxième édition interroge un moment charnière : celui où l’intelligence artificielle bouleverse le secteur de la deeptech, autant dans les laboratoires que dans les chaînes de valeur. C’est une opportunité pour relier l’avant-garde technologique aux enjeux réels, avec en toile de fond l’Afrique comme terrain d’invention», estime déclare Yassine Laghzioui. Cet événement est l’occasion pour l’université de prolonger ce qu’elle a initié depuis plusieurs années au travers de programmes pour faire décoller des deeptechs, à l’origine d’innovations de rupture pour répondre aux enjeux de transition de l’Afrique. Un programme a d'ailleurs été mis sur pied afin de créer des partenariats avec les startups françaises et européennes.

Aux yeux du patron de l’UM6P Ventures, les planètes sont en train de s’aligner pour que la voix du Maroc et de l’Afrique porte beaucoup plus loin dans la géopolitique mondiale, et pas seulement dans la deeptech. «Le monde est devenu plus petit et je pense que l’on peut profiter d’une ouverture du marché. De Casablanca à New York, c’est la même distance qu’entre New York et San Francisco», souligne-t-il. De là à rêver d’une vallée tech marocaine aussi novatrice que la Silicon Valley, il n'y a qu'un pas que l’investisseur est bien volontiers prêt à franchir dans les prochaines années.