« Quand je dis “usine”, à quoi pensez-vous ? ». Bruno Bouygues aime poser la question pour illustrer un malentendu persistant. À la tête de GYS, fleuron industriel basé en Mayenne, il fait le même constat que beaucoup d’acteurs de la French Fab : l’industrie souffre toujours d’une image d’Épinal, associée au bruit, à l’huile de machine et aux fermetures d'usines. Une perception en décalage total avec la réalité de sites ultra-automatisés, où cohabitent robotique, IA embarquée et ingénierie de pointe.
C’est le cas de GYS, une entreprise familiale fondée en 1964, qui est aujourd’hui un acteur industriel de premier plan dans la conception et la fabrication de machines et d’équipements industriels. Avec plus de 900 collaborateurs répartis sur cinq sites (France, UK, Espagne, Italie & Chine), et un centre R&D de pointe avec un centaine de chercheurs en Mayenne, GYS incarne cette industrie française capable d’innover, d’exporter et de se projeter à long terme. Mais comme beaucoup d’industriels, l’entreprise fait face à un défi de taille : attirer les talents issus de la deeptech pour accélérer sa transformation vers l’industrie 4.0.
L'impasse des formations trop “software” pour l'industrie 4.0
Car l’enjeu est bien là : pour réussir sa transformation, l’industrie a besoin d’ingénieurs capables de concevoir, de prototyper, mais aussi de programmer. Or, ces profils se font rares. « On est peut-être à la veille d’une vague de ré-industrialisation massive, mais sans ingénieurs hardware, mécaniques et/ou électrotechniques, elle n’aura pas lieu », alerte Bruno Bouygues. Et de pointer une dérive : la sur-formation de jeunes au software généraliste, décorrélée des besoins concrets du terrain. « Résultat, on fabrique une génération avec deux mains sur le clavier, mais aucune dans la caisse à outils », image-t-il.
Pour le dirigeant, le problème remonte au système éducatif lui-même. « Les écoles d’ingénieurs ont pour la plupart basculé vers un programme très généraliste, souvent tout-logiciel. Elles ont jeté tout ce qui servait à fabriquer des ingénieurs produits spécialisés. Conséquence, nous recevons beaucoup trop peu de CV qui correspondent à nos besoins », partage Bruno Bouygues. Il en appelle à un changement profond des cursus. « À force d’avoir voulu former des ingénieurs projets au détriment des ingénieurs produits, on a désappris à fabriquer. Il va falloir progressivement tout reconstruire », poursuit-il.
Un constat que Bpifrance partage partiellement. « Sur certaines filières industrielles, comme la mécanique ou la maintenance industrielle, les écoles ont du mal à remplir les classes », note Samia Belabed, directrice d’investissement dans l’équipe Deeptech Ventures de Bpifrance, qui structure ses investissements autour de six thèses, allant de l’amorçage au scale-up, avec une approche transversale de toutes les verticales de la Deeptech. « Il y a clairement un travail de fond à faire pour redonner envie, mais aussi pour adapter plus vite les formations à la réalité des besoins », poursuit-elle. Pour Eva Clerc, directrice d’investissement senior au sein de la même équipe, l’agilité est devenue un impératif. « Les pays qui réussiront seront ceux qui sauront réagir vite, que ce soit dans la formation initiale ou continue », affirme-t-elle.
Un enjeu de culture et de narration
Mais au-delà des compétences techniques, c’est aussi une question d’image. « Quand on parle d’usine, les jeunes visualisent un bâtiment sombre, bruyant, avec un travail posté répétitif. Si cette réalité existe encore parfois, elle est en train d’évoluer », tient à souligner Samia Belabed. « Aujourd’hui, on voit émerger de plus en plus de sites industriels flambants neufs, pensés comme des lieux de vie, parfois designés comme des campus », poursuit-elle.
D’où l’importance du storytelling. « Ce qui fait la différence aujourd’hui pour attirer les talents, ce n’est pas uniquement la techno, c’est le sens que porte le projet », souligne Eva Clerc. Elle cite l’exemple d’entreprises qui communiquent activement sur l’impact social et environnemental de leur activité. « Grâce à cela, le recrutement peut être facilité, malgré des métiers exigeants. Une raison d’être bien communiquée, c’est un aimant à talents », résume-t-elle.
Faire converger French Tech et French Fab
Pour Bruno Bouygues, cette transformation culturelle doit aller de pair avec une reconnexion concrète entre tech et industrie. « L’innovation numérique ne se fera pas dans des bureaux parisiens, elle se fera dans les usines dans les territoires. Il faut revenir sur le floor pour construire les outils de demain », affirme-t-il. « On parle partout d’industrie 4.0, mais on oublie trop souvent le mot industrie. La Deeptech industrielle ne sera pas programmée hors sol. Elle se programmera sur les floors de production des usines, un peu partout dans les territoires », poursuit-il.
Chez Bpifrance, on observe des signaux faibles qui vont dans ce sens. « De plus en plus d’industriels acquièrent des startups tech pour intégrer leurs équipes, leur agilité, leur culture produit », note Eva Clerc. « C’est une façon d’internaliser l’innovation, quand la transformation est trop lente à opérer seule », conclut-elle.