« En moyenne après cinq ans, sur dix participations d’un business angel, cinq s’avéreront être des échecs (contre sept à huit pour les dossiers sans business angel), deux ou trois ne performeront pas autant qu’attendu, et seules deux ou trois se révéleront être des vrais pépites – celles-là mêmes qui assureront la performance globale du portefeuille », explique Olivier Baroux, président de Paris Business Angels.
Le modèle économique des business angels repose donc sur un équilibre délicat : accepter un taux d’échec relativement élevé, à condition que les succès majeurs viennent largement le compenser. Or, c’est précisément sur ces succès que les clauses de liquidation préférentielle peuvent faire mal.
La liquidation préférentielle : comment ça marche ?
La liquidation préférentielle donne le droit à certains investisseurs, souvent les VCs arrivés aux tours suivants, de récupérer leur mise avant tous les autres, parfois avec un multiple garanti. Dans sa version la plus “douce”, il s’agit d’un remboursement de la mise initiale (1x non participating) avant partage du reste du produit de cession. Dans sa version plus agressive, elle prévoit un multiple (2x, 3x…) et peut être “participating” : l’investisseur récupère sa mise puis continue à toucher une part proportionnelle du produit de la vente.
Enfin, les clauses de “waterfall” organisent un ordre strict de priorité : dernier entrant servi en premier, puis avant-dernier, et ainsi de suite… Les premiers investisseurs se retrouvant mécaniquement au bas de la pile. Un système acceptable quand la société est revendue à un prix très élevé, mais problématique dans les cas intermédiaires, de plus en plus fréquents dans le contexte actuel.
Un retour sur investissement réduit pour les business angels
« Ces clauses viennent réduire le retour sur investissement du business angel sur les deux ou trois dossiers censés faire la performance de son portefeuille », insiste Olivier Baroux. Pour l’instant, le phénomène n’a pas provoqué de désengagement massif des business angels, mais il pourrait à terme, peser sur leur motivation. « Des business angels pourraient finir par réduire leur volume d’investissement si la tendance ne s’inversait pas », alerte Olivier Baroux.
Philippe Enxerian, business angel et membre de Paris Business Angels, partage deux expériences récentes. La première : un fonds organisant un bridge a volontairement verrouillé l’opération pour empêcher les petits investisseurs d’y participer. « Ils ont payé une fortune à un avocat pour construire un dispositif hostile qui nous excluait », déplore-t-il. La seconde : une startup réputée, où les clauses de waterfall garantissent que chaque nouvel entrant récupère intégralement sa mise avant les précédents. « Dans ce cas précis, je risque donc de ne pas revoir la somme investie, puisque les autres business angels et moi faisons évidemment partie des tous premiers investisseurs. Alors que la startup a pourtant réussi son développement… Comme vous l’imaginez, c’est extrêmement frustrant », confie-t-il.
Entre bienveillance et exigence
S’ils ont une ambition commune de favoriser l’émergence de jeunes pousses, tous les business angels ne partagent pas exactement la même lecture sur cette clause de liquidation préférentielle. « On devient business angels par militantisme économique et non pas pour développer son patrimoine. On perd souvent et on perd tout, donc quand on gagne, il faut que l’on gagne beaucoup pour respecter notre équation économique. Sinon, autant faire du mécénat », tranche Christophe Baralotto, président de Provence Angels. Pour lui, il ne s’agit pas de rejeter en bloc les “liquid prefs” mais de rappeler qu’il faut « respecter l’intelligence des business angels et accepter de payer correctement le risque pris au tout début de l’histoire ».
Certains réseaux en intègrent eux-mêmes désormais dans leurs pactes. « Les business angels peuvent aussi utiliser la liquidation préférentielle comme protection personnelle, avec des objectifs à long terme, souvent limitée à 1x non participating, là où les VCs la mobilisent comme un outil d’optimisation sophistiqué de portefeuille », explique Philippe Rase, co-président de France Angels, la fédération qui rassemble 53 réseaux de business angels en France. Une différence fondamentale d’approche. « Nous, nos investisseurs institutionnels, ce sont nos enfants », sourit-il, rappelant que les business angels investissent leur propre argent, là où les VC gèrent celui de leurs LPs.
Quand la relation bascule
Cette divergence se traduit parfois dans les discussions. « Les pactes s’écrasent les uns derrière les autres quand il y a plusieurs tours de financement », observe Christophe Baralotto. Les business angels, minoritaires, doivent souvent céder : soit ils acceptent des conditions défavorables, soit ils prennent le risque de faire capoter le tour, au détriment de l’entreprise qu’ils ont soutenue dès le départ. « Ce n’est pas notre ADN de bloquer une opération. Mais parfois, on se retrouve au pied du mur », reconnaît-il.
En tant qu’investisseur en phase d’amorçage, Philippe Enxerian refuse par principe d’imposer la moindre clause de liquidation préférentielle auprès des fondateurs dans des dossiers concernés, même dans sa version la plus “light”. Il conteste d’autant plus l’utilisation abusive de celles-ci par les VC. « On est en train de mettre en danger l’équilibre de l’écosystème avec ces clauses. Quand je vois un fonds écraser les premiers investisseurs sur une belle boîte, je m’interroge sur mon intérêt à continuer à investir malgré ma profonde passion pour l’innovation et l’entrepreneuriat », déplore-t-il. Une position personnelle critique, et révélatrice d’un malaise croissant.
Des solutions en construction
D’autres plaident pour un usage raisonné d’outils techniques. « Nous combinons souvent une préférence une fois non participante avec des plafonds de participation ou des carve-outs, pour que fondateurs et investisseurs de la première heure soient préservés », explique Philippe Rase. Des droits de prorata peuvent aussi permettre aux business angels de suivre les tours et de maintenir leur rang dans le waterfall. « Quand une startup se développe bien, on veut pouvoir remettre et maintenir notre position », souligne Christophe Baralotto.
Enfin, certaines associations recourent à des clauses de rédemption, qui forcent le rachat des actions au bout de 5 à 7 ans. « Cela débloque les situations d’enlisement et permet aux business angels de recycler leur capital », poursuit Philippe Rase.
Au-delà de ces mécanismes juridiques, France Angels déploie une stratégie de mutualisation et de digitalisation de ses opérations. La fédération aide à structurer des SPV réunissant plusieurs dizaines de business angels de plusieurs réseaux membres, pour renforcer leur poids dans les tours. « En mutualisant nos investissements, nous avons plus de poids dans les discussions », résume Philippe Rase.
Un enjeu collectif
Reste une conviction partagée : le problème dépasse les business angels. « Si l’investissement en amorçage se tarit, les VC disposeront de beaucoup moins de projets à financer par la suite. Pas de scale-up sans startup, et pas de startup sans financement et accompagnement par les business angels… », insiste Olivier Baroux. « Les business angels sont la pompe qui irrigue la suite du cycle de financement », renchérit Philippe Rase.
Certains appellent à une intervention des pouvoirs publics, et notamment de Bpifrance, pour fixer des règles plus équilibrées. « Bpifrance abonde la plupart des fonds. Elle pourrait imposer des conditions interdisant aux fonds certaines clauses abusives », plaide Philippe Enxerian. Mais la solution passe aussi par une prise de conscience collective. « Tout seul, personne ne fera rien. Ce n’est plus une question de protection individuelle, ni d’optimisation de portefeuille, mais d’intelligence collective entre business angels, VC, Bpifrance et fondateurs », conclut Philippe Rase.