C’est dit : croître vite, racheter un concurrent ou structurer un marché peut désormais exposer une entreprise tech à des poursuites, même plusieurs années après les faits. Une perspective qui inquiète, d’autant que Doctolib symbolise ce que la French Tech s’efforce de faire émerger depuis une décennie : un acteur capable d’organiser un secteur stratégique, de croître à l’échelle européenne et de tenir tête aux géants nationaux et étrangers. Pour France Digitale, qui a immédiatement réagi à la décision, cette sanction fragilise directement l’ambition industrielle du pays.
Une sanction amère pour un leader de la e-santé
Hier, l’Autorité de la concurrence a infligé à Doctolib une amende de 4,665 millions d’euros pour abus de position dominante. L’entreprise est accusée d’avoir imposé des clauses d’exclusivité à ses clients professionnels sur les marchés de la prise de rendez-vous médicaux et de la téléconsultation. Surtout, elle aurait verrouillé le marché en rachetant en 2018 son concurrent MonDocteur, dans une opération désormais requalifiée comme anticoncurrentielle.
Doctolib conteste la décision et a annoncé faire appel. Elle rappelle qu’elle ne couvre qu’environ 30 % des professionnels de santé en France et qu’elle reste en concurrence avec plusieurs acteurs, notamment à l’échelle européenne. Mais la portée du dossier dépasse le cas particulier. Pour la première fois en France, une acquisition passée sous les seuils de notification est réévaluée, a posteriori, comme un abus de position dominante. Une jurisprudence inédite, qui fait l’effet d’un signal d’alarme dans l’écosystème startup.
France Digitale dénonce un “scandale”
La réaction ne s’est pas fait attendre. France Digitale a dénoncé une décision contre-productive, à rebours des ambitions européennes en matière d’innovation. Sa directrice générale, Maya Noël, s’est exprimée dans une publication sur LinkedIn :
“C’est tout simplement un scandale. Comment voulez-vous faire émerger de nouvelles entreprises qui révolutionnent le quotidien des Français, et nous permettent de rêver à une économie prospère en Europe, en condamnant ainsi Doctolib ? La consolidation est notre seul moyen d’accélérer la croissance des jeunes entreprises tech européennes face aux géants US et asiatiques disposant de capitaux quasi illimités.”
Ce n’est donc pas uniquement une entreprise que l’on remet en cause, mais une logique de croissance. Dans un marché encore fragmenté, où les startups européennes manquent de capital, de profondeur et de flexibilité réglementaire, la consolidation est souvent la seule voie pour atteindre une taille critique. En affaiblissant ce levier, la France risque de désarmer ses propres acteurs face à la concurrence internationale.
Une régulation déconnectée des réalités économiques
Au cœur des inquiétudes exprimées par l’écosystème, une question centrale : comment construire une stratégie de croissance dans un cadre juridique aussi instable ? L’acquisition de MonDocteur par Doctolib, réalisée en 2018 sans obligation de notification à l’époque, se voit aujourd’hui requalifiée en abus de position dominante. Une relecture rétroactive qui crée un précédent inquiétant pour les startups comme pour les investisseurs.
Ce flou réglementaire compromet la lisibilité des règles du jeu. Il introduit une incertitude juridique durable sur les opérations de consolidation pourtant essentielles pour les jeunes entreprises confrontées à des marchés fragmentés, à un accès limité au capital et à une pression concurrentielle internationale accrue. Déjà, plusieurs fonds signalent un gel d’opérations de fusion-acquisition, dans l’attente de clarifications sur le cadre légal. “Cette décision freine la stratégie de sortie des VC. Cela ne va pas dans le bon sens. Si les VC sont freinés dans leur exit, comment peuvent-ils réinvestir ensuite leurs capitaux dans d’autres startups ”, souligne une source proche du dossier. Cela pourrait gripper encore plus l’investissement dans les startups, déjà moribond actuellement. En fragilisant ce levier de croissance, la décision risque de brider une dynamique industrielle encore naissante.
Un double discours européen sur la souveraineté technologique
L’affaire Doctolib met en lumière un paradoxe bien connu de l’écosystème. D’un côté, les institutions européennes appellent à renforcer la souveraineté numérique, à faire émerger des acteurs compétitifs, et à bâtir une autonomie stratégique face aux GAFAM et aux BATX. De l’autre, lorsqu’un acteur local parvient à structurer un marché et à prendre une position dominante par l’innovation, il se voit reprocher d’être allé trop loin.
Le sujet n’est pas la régulation elle-même, mais l’absence de distinction claire entre abus de position et consolidation légitime. Cette condamnation de Doctolib ne signe pas seulement une inflexion juridique, l’affaire illustre surtout un réflexe persistant et problématique : la croissance rapide suscite toujours davantage de soupçons et de méfiance que d’élan en France.