Longtemps cantonnée à la veille ou à la documentation, l’IA s’ancre désormais dans des processus métiers précis : traitement de pièces comptables, production d’actes, gestion des risques contractuels. Elle intervient sur les zones de friction opérationnelle, sans déstabiliser les équilibres réglementaires. En revanche, son adoption soulève des enjeux clairs : pertinence des modèles, souveraineté technologique, accès aux données critiques et hétérogénéité des usages selon les structures.

Automatiser sans dégrader la qualité : l’approche par le cas d’usage

Si les promesses de l’IA séduisent sur le papier, c’est dans leur mise en œuvre concrète qu’elles sont jugées. Dans les professions du droit et du chiffre, les outils les plus adoptés sont ceux qui s’intègrent au plus près des processus existants, sans bouleverser les équilibres internes. L’approche par cas d’usage prévaut : extraction de données sensibles, génération d’actes juridiques, structuration de pièces comptables ou détection d’anomalies.

C’est cette logique qu’a adoptée Septeo, éditeur de logiciels métiers pour les professions réglementées. “L’intelligence artificielle redessine en profondeur la manière dont les professionnels exercent leur métier” souligne Christelle Petrucci, directrice générale du pôle Legal & Accounting. Son système, Septeo Brain, fonctionne dans un environnement clos, intégré aux outils métier. Il ne conserve pas les données clients, et les modèles sont paramétrés métier par métier, en co-construction avec les utilisateurs.

Là où un modèle généraliste propose une réponse large et parfois approximative, Septeo Brain se distingue par sa précision, sa pertinence et sa capacité à s’intégrer concrètement dans le quotidien des professionnels”, poursuit-elle.

Des gains ciblés, mais encore encadrés

Dans certains cabinets, l’IA commence à démontrer sa valeur sur des tâches très précises. Résumé de contrats, rapprochement comptable, génération de tableaux de bord ou tri documentaire : les cas d’usage les plus avancés s’attaquent à des goulots d’étranglement bien identifiés. L’objectif n’est pas de remplacer l’expertise, mais de libérer du temps là où la charge est la plus répétitive.

Chez un avocat spécialisé en droit de la construction, par exemple, la constitution d’un dossier impliquant plusieurs centaines de parties a pu être réalisée en quelques minutes, là où plusieurs jours étaient nécessaires auparavant. Du côté comptable, certains outils permettent de classer automatiquement les flux financiers, de détecter les écarts et d’automatiser la production de reporting.

Si les premiers retours font état de gains opérationnels significatifs, ils restent difficilement généralisables. Tout dépend du niveau de préparation des structures, de la qualité des données internes et de l’adéquation des outils aux métiers ciblés. Les éditeurs, comme Septeo, misent sur des modèles paramétrés finement pour répondre à ces contraintes, mais l’intégration reste progressive.

Un déploiement encore freiné par les outils, les données… et les usages

Malgré des gains ponctuels, l’intégration de l’IA reste prudente dans les professions du droit et du chiffre. “Nous sommes à la première génération d’outils” nuance Stéphane Baller, avocat of counsel chez De Gaulle Fleurance. “Le confort est réel pour des tâches comme la traduction ou le résumé, mais nous ne sommes pas encore tous à l’utilisation quotidienne d’agents qui nous déchargeraient réellement.”

Les freins sont bien identifiés : accès partiel aux bases documentaires des éditeurs, hétérogénéité des sources, prompts encore trop complexes pour refléter le contexte métier. La promesse d’un assistant juridique totalement autonome reste pour l’heure théorique. “Nous pouvons encore être agiles”, tempère néanmoins Stéphane Baller, soulignant la marge d’expérimentation encore ouverte. 

Mais au-delà de ces limites techniques, l’enjeu est plus profond : l’IA ne s’intègre efficacement que si les structures sont en capacité de la piloter. Chez De Gaulle Fleurance, les équipes IT encadrent le déploiement, sélectionnent les solutions, accompagnent le déploiement et en assurent la conformité. Ce niveau d’accompagnement, loin d’être généralisé, interroge sur la capacité des plus petites structures à suivre le rythme. “Je me pose la question pour les cabinets plus petits ou qui ne veulent pas investir” souligne-t-il.

La transparence devient alors un critère clé. Certains éditeurs commencent à documenter leurs algorithmes, mais l’auditabilité reste floue. “Encore faut-il que nous soyons capables d’auditer ces solutions.” Et le risque d’erreur reste réel.“Comme Supercalc, l’ancêtre d’Excel, il y aura des erreurs. Mais dans quelques années, un tel confort de travail qu’il vaut mieux le plus vite possible s’amariner.”

Autrement dit, l’IA ne transformera pas les professions réglementées par une rupture technologique, mais par une adoption progressive, ancrée dans les usages et encadrée par les bons réflexes métier. “L’IA ne remplacera pas les professionnels, elle s’imposera comme un allié stratégique” rappelle Christelle Petrucci. Elle restructure les tâches, redistribue les charges, redéfinit les priorités internes.