Lors de la dernière édition de Tech for Retail, qui s’est tenue lundi et mardi derniers Porte de Versailles à Paris, l’Intelligence Artificielle (IA) s’est retrouvée au centre de toutes les discussions. Conférences, tables rondes, démonstrations : le sujet dominait le salon.

L’IA est donc partout dans le retail, mais l’impact réel reste souvent en deçà des promesses. Alors que les enseignes multiplient les expérimentations, les PoC et les prototypes, la question n’est plus de savoir si l’IA peut créer de la valeur mais de comprendre pourquoi si peu d’initiatives passent durablement à l’échelle. Lors d’une table ronde réunissant ADEO, LVMH, Google et le BCG, une conviction s’est imposée : le passage du test à l’impact exige une transformation bien plus profonde que celle offerte par la seule technologie.

La valeur est là, mais elle ne se débloque pas toute seule

Aurélie Bié, Industry Business Principal Retail chez Google Cloud a partagé une étude menée auprès de 3.500 dirigeants : 74% voient déjà du ROI dès la première année sur au moins un cas d’usage. Un chiffre qui grimpe à 88% pour les organisations considérées comme early adopters. « 2024 était l’année des PoC. 2025 est celle du passage à l’échelle », résume Aurélie Bié.

Pourtant, le retail reste encore en retrait vis-à-vis d’autres industries plus matures, notamment en raison de deux faiblesses structurelles : la qualité des données et la gestion des talents selon une récente étude du BCG sur le niveau de maturité IA des entreprises. Selon l’étude 74% du potentiel de création de valeur par l’IA dans le retail se trouve sur les fonctions cœur de métier (supply chain, marketing digital, parcours client, prix, promo, etc.). « En tout premier lieu un bloc qu’on a appelé l’hyper-personnalisation, c’est-à-dire tous les cas d’usage qui permettent de créer une expérience client sur mesure, du marketing jusqu’à la vente finale » nous dit François-Xavier Sallé partenaire au Boston Consulting Group.

La data et l’organisation : les véritables nœuds du problème

La technologie n’est pas le principal obstacle. Les solutions sont pléthoriques et de plus en plus performantes. Ce qui freine la création de valeur, c’est la qualité des données et la capacité des organisations à absorber, diffuser et exploiter les gains de productivité. « Nous ne le répéterons jamais assez : sans data propre et accessible, l’IA ne peut pas délivrer », rappelle Aurélie Bié. Elle insiste également sur la nécessité de repenser en profondeur les organisations pour transformer les gains de productivité en vraie valeur business. Un merchandiser qui gagne 20% de temps grâce à l’IA mais dont les process restent inchangés ne crée aucun avantage concurrentiel. « Il gagne juste du temps pour boire un autre café », comme elle le formule avec humour.

François-Xavier Sallé va dans le même sens : « Dans une transformation IA, 70% de l’effort n’est pas technique mais organisationnel. Les obstacles majeurs cités par les managers ne sont pas les modèles ou les architectures, mais l’absence de KPIs clairs, la difficulté à partager les données entre équipes et le manque d’adoption au quotidien. »

Les cas d’usage qui fonctionnent dans le monde réel

Si les obstacles sont réels, les réussites le sont tout autant. Chez ADEO (maison-mère de Leroy Merlin, Weldom, Bricoman, Saint Maclou, etc.) leader européen de l’aménagement de la maison avec 360 millions de clients annuels, l’optimisation des stocks est devenue un champ d’expérimentation fructueux. Une IA développée pour détecter les “ruptures cachées” - ces situations où l’informatique indique du stock mais le rayon est vide - a permis de diviser par trois le temps passé à des comptages inutiles et de multiplier par 2,5 le nombre de ruptures détectées. Le résultat est immédiat : des dizaines de milliers d’heures réallouées à la vente et au conseil client.

Autre avancée obtenue grâce à l’IA : le bond réalisé sur la complétude du catalogue produit. Grâce à l’IA générative, ADEO est passé de 27% à 87% de fiches parfaitement documentées. Couplé à un système d’aide à la décision en magasin, cela permet de prendre chaque année des dizaines de milliers de décisions d’entrée ou de sortie de gamme, basées sur les comportements d’achat locaux.

Chez LVMH, l’IA s’est d’abord installée dans les coulisses du service client. Résumé automatique des échanges, classification en temps réel des demandes entrantes, suggestion de réponses, analyse qualitative systématique des appels : autant d’usages qui permettent de réduire de 10% le temps d’appel et de gagner une minute par cas traité, tout en améliorant la qualité du service. « Nous ne cherchons pas à remplacer l’humain. Nous cherchons à amplifier l’expérience client, qui reste le cœur de notre métier », explique Rodolphe Even, responsable des solutions eCommerce, Retail, Omnicanales et CRM à l’IT du Groupe LVMH.

Le sujet le plus explosif : le coût réel de l’IA

La table-ronde a également mis le doigt sur un écueil majeur qui grève le ROI des investissements dans l’IA. Cette technologie coûte cher, souvent trop cher. Plusieurs éditeurs SaaS ont déjà annoncé une hausse de 100% de leurs licences pour intégrer l’IA générative. En parallèle, les coûts d’usage des modèles (API, LLM, traitements avancés) ont été multipliés par dix chez certains acteurs.

« Notre responsabilité est de rester cohérents entre la croissance de nos dépenses et celle de notre chiffre d’affaires. Si on reprend l’exemple du Service Client, on a la voix, les canaux média sociaux, le chat puis le système de gestion des cas et le CRM. Presque tous nos partenaires sont venus nous voir avec un doublement du prix de leurs licences pour l’intégration de l’IA générative. Or le marché du luxe lui, ne va pas doubler dans les deux prochaines années », tranche Rodolphe Even. ADEO adopte la même prudence et met en place une “gateway IA” centrale, capable d’aiguiller les usages vers les modèles les plus adaptés… ou les moins coûteux.

L’humain, toujours le facteur décisif

Au-delà des architectures et des modèles, les intervenants ont rappelé que l’IA crée un défi profondément humain. Les premières expérimentations de l’IA avec son côté « magique » créé une impatience pour les collaborateurs. Or les entreprises doivent leur mettre entre les mains des outils présentant le bon niveau de sécurité, de robustesse et de précision. Cela prend toujours un peu plus de temps et le risque est que se développe du “shadow AI”, où les collaborateurs utilisent des outils externes non sécurisés. « Finalement, transformer, c'est canaliser l'énergie sans la bloquer. Fournir les rails pour que les équipes puissent aller vite, en sécurité. » résume Benjamin Rey, Directeur IA chez ADEO.

Vers un retail réellement augmenté

Les prochains chantiers sont déjà identifiés. ADEO rêve d’un jumeau numérique complet de sa supply chain, capable de simuler chaque mouvement de produits et de gommer l’incertitude opérationnelle. Le groupe travaille aussi à la création d’une « IA commerçante », un assistant expert construit avec les vendeurs et capable de conseiller les clients aussi bien qu’eux. LVMH explore quant à lui de nouveaux outils immersifs pour améliorer l’essayage d’une part et optimiser sa chaîne amont pour fluidifier le merchandising de produits parfois disponibles en quantités infimes. Google, voit émerger le commerce agentique : des agents autonomes capables de supprimer les frictions du parcours d’achat et de transformer en profondeur la relation client. La firme de Mountain View travaille également à élargir le champ des données prises en compte par l’IA pour améliorer la précision et doper la création de valeur business. Il s’agira par exemple de pouvoir utiliser des données hyperlocales au niveau magasin : données de flux caméras, de capteurs de poids sur les étagères, de feedback des vendeurs par des fichiers voix, etc.

Tech for Retail 2025 l’a démontré : le vrai sujet n’est plus la technologie, mais la capacité des enseignes à créer les conditions d’un passage à l’échelle maîtrisé. Scalabilité, responsabilité, gouvernance et transformation sont les quatre maîtres-mots cités par les intervenants. L’IA ne transformera le retail que si elle est inscrite dans une vision globale, soutenue au plus haut niveau, et mise au service de process repensés, de données fiables et de talents engagés. C’est à ce prix que l’IA deviendra un avantage durable et non un simple catalogue de PoC prometteurs.