Dès les premières secondes de son allocution, la ministre plante le décor. : “Le travail est un actif stratégique à la fois pilier du financement de la protection sociale française et clé de la compétitivité du pays dans un monde de plus en plus tendu”, explique-t-elle.
Autour des tables du salon, où se sont réunis plus d’une centaine de décideurs RH, par le think tank Cercle Humania, les mimiques convergent et s’accordent sur le propos de l’invitée d’honneur : le futur du travail ne peut plus se résumer à la gestion de crises successives, il exige un investissement massif dans les compétences, la capacité d’anticiper les transitions plutôt que de les subir, et une vision de long terme, à la fois économique et sociale. Un message qui résonne avec l’écosystème startup, où la promesse d’employabilité et d’apprentissage continu pèse désormais aussi lourd que le package de BSPCE dans la décision des talents tech.
Retraites, seniors, jeunes : une démographie qui rattrape aussi les startups
Au cœur de son intervention, Astrid Panosyan‑Bouvet revient sur le sujet brûlant de la réforme des retraites de 2023, assumée comme « indispensable » malgré les tensions qu’elle a suscitées. À l’heure où l’Assemblée nationale vient de voter sa suspension dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS), elle avertit : l’OCDE appelle explicitement à continuer de reculer l’âge moyen effectif de départ, dans un contexte où la durée de vie s’allonge et la population vieillit.
Surtout, elle dénonce une culture française qui érige la retraite en « paradis différé » au prix d’une pression record sur les actifs. “Les cotisations retraites représentent désormais 28% du salaire brut, contre environ 5% dans les années 1960, tandis que près de la moitié des 20‑30 ans vivent encore chez leurs parents”, observe-t-elle. Une réalité qui impacte aussi la French Tech : dans un pays où le coût du travail est lourdement chargé, les startups doivent sans cesse arbitrer entre salaires attractifs, charges sociales élevées et capacité à financer l’hyper‑croissance, au risque de décevoir des jeunes recrues déjà inquiètes pour leur trajectoire professionnelle.
Un modèle à bout de souffle
L’ancienne ministre décrit aussi un système français où le financement de la protection sociale repose « anormalement » sur le travail, jusqu’à représenter 10% du PIB pour les seules cotisations patronales, contre 7% en Allemagne et 5% en Suisse. À ses yeux, la France est devenue « un pays qui combine faible volume de travail et niveau de taxation record sur l’activité », avec un écart considérable entre super‑brut et net qui nourrit la défiance des salariés comme des employeurs.
Elle plaide pour une refonte profonde du financement de la Sécurité sociale en distinguant «ce qui relève légitimement des salaires (chômage, retraite) de ce qui est devenu universel – santé, famille – et devrait s’appuyer sur d’autres bases que les seuls revenus d’activité», y compris le capital ou les transmissions. Pour les startups, cette réflexion n’est pas théorique : la capacité à proposer des rémunérations nettes compétitives, tout en finançant l’innovation, dépend en grande partie de cette architecture macroéconomique, que beaucoup de fondateurs subissent sans toujours la comprendre.
Quatre défis quantitatifs pour un pays qui manque de bras
Dans sa grille de lecture, Astrid Panosyan‑Bouvet identifie quatre fronts majeurs pour « redonner de l’oxygène » à l’activité : l’insertion des jeunes, le maintien des seniors en emploi, la progression de l’activité des femmes et l’emploi des moins qualifiés. La France reste le pays où les seniors travaillent le moins parmi les grandes économies, tandis que 100 000 à 150 000 femmes quittent chaque année le marché du travail faute de solutions de garde d’enfants, et que les moins qualifiés affichent un taux d’activité en berne.
Ce diagnostic se transpose directement aux startups qui peinent à recruter des profils seniors, notamment en product, sales ou opérations, et n’intègrent que marginalement les talents peu ou moyennement qualifiés dans leur modèle de croissance. À l’heure où la French Tech cherche à concilier hyper‑croissance et impact social, l’enjeu n’est plus seulement de chasser les mêmes ingénieurs que les GAFAM, mais d’inventer des trajectoires de carrière plus inclusives et plus longues, compatibles avec une démographie moins généreuse.
Un marché du travail à repenser pour toutes les organisations
Une des séquences les plus marquantes de la soirée reste la démonstration d’Astrid Panosyan‑Bouvet sur les « trappes à bas salaires » créées par les allègements généraux concentrés autour du SMIC. Elle raconte le cas d’une mère célibataire au salaire minimum : pour qu’elle gagne 100 euros de plus en net, son employeur devrait augmenter son brut d’environ 750 euros, une équation intenable qui dissuade autant l’entreprise que la salariée.
Plus largement, l’ancienne ministre constate que le CDI, longtemps totem du compromis social à la française, ne fait plus rêver les jeunes : ceux‑ci privilégient des trajectoires flexibles, enchaînent périodes d’activité intense et pauses, n’hésitent pas à partir à l’étranger, et tolèrent de moins en moins la dissonance entre discours et réalité dans l’entreprise. Dans les startups, cette aspiration se traduit par une appétence forte pour le freelancing, les side projects, les missions courtes et les organisations hybrides – autant de signaux qui interrogent la capacité des jeunes pousses à bâtir un engagement durable au-delà des cycles de levées de fonds.
IA générative et immanquable rendez-vous avec la jeunesse
Évidemment, le débat s’est aussi déplacé sur le terrain de l’intelligence artificielle, où le Cercle Humania entend se poser en véritable laboratoire d’expérimentation pour les DRH. En préambule, Paul Courtaud, co‑président du think tank, rappelle ainsi les résultats d’une étude internationale menée auprès de 2 000 dirigeants dans 13 pays, montrant que la moitié des entreprises ont déjà réduit leurs effectifs du fait de l’IA, alors que seuls 14% des salariés associent leur licenciement à cette technologie. Un contexte qui, contre toute attente, fragilise particulièrement les jeunes, pourtant les plus à l’aise avec ces outils : de plus en plus d’organisations réalisent entre 100 et 200 millions d’euros de chiffre d’affaires avec moins de 50 salariés grâce à l’IA, au prix d’une forte substitution du travail humain sur les tâches d’exécution, traditionnellement occupées par les profils juniors.
En conclusion, Astrid Panosyan‑Bouvet a partagé une inquiétude : celle de voir la France devenir « un pays de vieux, aux horizons rabougris », qui ne se projette plus et où la jeunesse ne croit plus aux promesses du travail. Faire « le choix du travail » signifie, pour elle, sortir d’une économie de rentes et de transferts pour bâtir un futur où l’activité, l’effort et la montée en compétences sont réellement récompensés.
Pour l’écosystème startup, le message est clair : l’enjeu n’est plus seulement de lever des fonds ou d’optimiser des valorisations, mais de contribuer à la réinvention d’un contrat social où innovation rime avec inclusion, soutenabilité et sens. À l’heure où les meilleurs talents questionnent la sincérité des promesses d’impact, la capacité des startups à prendre part à ce débat – aux côtés des DRH de grands groupes, des partenaires sociaux et des responsables politiques – pourrait bien devenir un avantage compétitif décisif.